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A Dangerous Method
(David Cronenberg, 2011)

Les Dangers de la méthode Cronenberg

par Enrique Seknadje le 18.07.12

Avec A Dangerous Method, David Cronenbergréalise un film au sujet difficile, une oeuvre risquée. Il s’agit pour luid’évoquer la personnalité de trois intellectuels de haut niveau - et de grandrenom pour deux d’entre eux -, qui ont eu un rôle majeur dans l’invention et ledéveloppement de la psychanalyse, et qui se sont connus d’assez près : la Russejuive Sabina Spielrein (Keira Knightley), le Suisse protestant Carl Gustav Jung(Michael Fassbender) et surtout, bien sûr, l’Autrichien juif Sigmund Freud (ViggoMortensen). Sabina Spielrein a été une patiente de Jung à partir de 1904 et aentretenu une relation amoureuse avec lui.

Un premier scénario avait été écritpar le dramaturge Christopher Hampton autour de 1994, sur la base du roman deJohn Kerr : A Most Dangerous Method paru cette année-là. Le film étaitdestiné à Julia Roberts et à la Major Company Fox, et devait s’intitulerSabina. Le projet n’ayant pas abouti, Hampton publie alors en 2002 unepièce intitulée The Talking Cure qui en reprend la substance. En 2011,Cronenberg sort A Dangerous Method avec l’aide de Hampton. Les deuxhommes se sont servis du roman, du premier scénario et de la pièce. Ils se sontplongés aussi dans une importante documentation informative, notamment desjournaux intimes de Spielrein et quelques lettres faisant partie decorrespondances qu’elle a entretenues avec Jung et Freud. Ces journaux etlettres ont été retrouvés en 1977 dans l’ancien Institut de PsychologieJean-Jacques Rousseau de Genève par le psychanalyste italien Aldo Carotenuto -qui va publier avec Carlo Trombetta, suite à cela, le livre Sabina Spielreinentre Freud et Jung (le titre original italien est plus long : il commencepar Journal d’une symétrie secrète).

Une forme classique mais de qualité

Cette relation, dans laquelle semélangent théorie et pratique analytiques et passion amoureuse, a séduit lecinéaste canadien. Elle lui a permis de raconter une idylle romantique en mêmetemps que des relations d’attraction et de conflit établies sur un plan scientifiqueentre deux fortes personnalités masculines ; de parler de psychologie desprofondeurs tout en n’étant ni trop didactique ni pédant, et en émouvantle spectateur. Globalement, le cinéaste s’en sort plutôt bien. Sans lourdeur,il donne des pistes pour commencer à comprendre les problèmes liés à lapsychanalyse et à la relation de travail et d’idées entre Jung et Freud. Avecune certaine subtilité, il décrit la progression de la « rencontre » amoureuseentre Jung et Spielrein, laquelle présente l’intérêt d’avoir, semble-t-il, étéinitiée par celle-ci - ce qui apporte un certain piquant au récit. Leshésitations, mais aussi l’attirance irrépressible de Jung pour sa patiente,sont montrées de belle façon, par exemple lorsqu’une nuit, depuis la rue, il observeune fenêtre de l’appartement de Spielrein et la chaude lumière qui émanede celui-ci avant de monter chez elle.

Le film et la narration sont trèslinéaires. Le récit ne repose pratiquement jamais sur un montage alternémontrant des événements importants qui se dérouleraient simultanément dans deslieux éloignés. Ce qualificatif de « linéaire » n’est cependant pas à prendredans un sens péjoratif. Car, malgré de nombreuses et importantes ellipses, il ya une grande fluidité dans la succession des plans, des séquences, desévénements… Les ellipses sont, bien sûr, rendues nécessaires par le fait que lerécit couvre une période s’étalant de 1904 à 1913.

Le personnage d’Otto Gross (VincentCassel), provocateur, drogué, jouisseur impénitent, psychanalyste instable,aurait peut-être pu permettre au cinéaste de travailler le rythme du film defaçon à rendre celui-ci plus surprenant, heurté, violent. Tel n’a pas été sonchoix. A Dangerous Method, de facture classique, est bien équilibré dupoint de vue narratif et formel, il est visuellement lumineux.Cronenberg a profité, malgré lui, de conditions climatiques favorablesau moment du tournage, et n’a pas remis, ou n’a pas pu remettre en question sonplan de travail. Il n’a pas particulièrement cherché à rendre son filmvisuellement sombre, malgré un sujet parfois relativement scabreux.Il crée par là même un certain paradoxe. Mais, en même temps, l’idée de clartélumineuse va bien avec celle d’abréaction, de mise à jour de ce qui est refouléou inconscient. Participe de cette luminosité l’apparence vestimentaire deSpielrein. Elle est toujours habillé du blanc de la pureté, sauf,significativement, quand elle rencontre Freud - elle porte alors un habit noir!

Les acteurs, dont plusieurs ont déjàtourné avec le cinéaste – Viggo Mortensen et Vincent Cassel qui excellent dans LesPromesses de l’ombre, film très réussi – sont intéressants à observer.Chacun donne l’impression d’incarner à merveille le personnage qu’il estcensé être. Le travail avec et sur son corps qu’effectue Keira Knightley,l’actrice qui joue Spielrein l’hystérique, est assez impressionnant et faitimmanquablement penser à l’univers que l’on connaît à travers les travaux deCharcot ; aux illustrations et photos qui accompagnent souvent leurs comptes-rendus.La caméra de Cronenberg, filmant parfois l’actrice d’assez près, permetd’accentuer la déformation de son visage. La vitre non complètement lisse de lacalèche qui, au début du film, transporte la jeune femme hurlante à l’hôpitaloù travaille Jung, a un peu la même fonction de distorsion visuelle et physique

Certains passages, certaines imagessont très puissantes, très intenses. Ainsi en est-il de la scène desassociations de mots avec Emma Jung (Sarah Gadon). Le montage est pointu etserré. Il repose sur de nombreux pôles d’alternance : Jung qui interroge safemme et utilise un chronomètre, Emma qui répond aux questions de son époux, etSpielrein qui est chargée d’aider à la bonne marche d’un galvanomètre… Maisaussi ceux que constituent différentes pièces de cet appareil. Le rythme dumontage a plutôt tendance à épouser le caractère plus ou moins rapide desréponses associatives d’Emma, mais cherche aussi à faire monter la tension aucours de la séquence. Il a donc tendance à s’accélérer progressivement, mêmequand l’épouse met du temps à répondre. La mise en scène et la nature decertaines situations sont intéressantes dans cette séquence : la femme de Jungtourne le dos à la future maîtresse, encore psychiquement malade mais déjàactive sur le plan des expériences médicales et des interprétationsanalytiques. À la fin de la séance, une fois Emma partie, Spielrein met lesmains là où les a posées le cobaye de l’expérience. Comme si elle entendaitdéjà, inconsciemment ou pas, prendre sa place ! Concernant cette scène, onpourra se reporter à l’article intéressant d’Emmanuelle André dans les Cahiersdu Cinéma (1)

Nous pensons aussi aux plans de dostroublants de Spielrein lorsqu’elle évoque ce qui la fait tant souffrir, en séance,devant Jung. Le fait d’apercevoir le dos de la jeune femme en planssubjectifs, tel que le voit son analyste, montre à la fois que Spielrein a dumal à regarder en face ce qu’elle révèle, dont elle a honte, mais aussi laforte impression que cette révélation et celle qui la fait exercent sur sonanalyste.

Il y a également la scène où Freudet Jung discutent dans un jardin qu’a l’habitude de fréquenter le Viennois. Àun moment, les deux hommes sont filmés à proximité d’une statue qui évoque unSphinx. De là, bien sûr l’idée du héros tragique si fameux décrit par Sophocle,et le constat que quelque chose de l’ordre d’un complexe œdipien – conceptfreudien – se joue entre les personnages. D’abord entre Spielrein et Freud, quipourrait être son père. Le psychanalyste Bruno Bettelheim, explique, dans untexte que nous évoquerons plus tard de façon détaillée, que dans la réalité –celle à laquelle Cronenberg se réfère –, Siegfried est le nom qu’entendaitdonner la jeune femme à l’enfant qu’elle voulait avec Jung. Mais aussi que Siegfrieda pour père, dans l’œuvre wagnérienne, un personnage dénommé Siegmund ! D’autrepart, un complexe œdipien se joue bien sûr entre Jung et Freud, son pèrespirituel, inventeur de la méthode que le médecin suisse va utiliser puis enquelque sorte rejeter. On voit le Sphinx à deux reprises dans le film. Laseconde fois, alors que Jung et Freud ont rompu. Freud est filmé à côté de lui,comme laissé seul par son disciple avec sa théorie « complexe ».

Ce qui ne laisse pas d’étonner, maisen même temps redouble le charme du film, c’est que celui-ci est apparemmentpeu cronenbergien. Pas d’images mentales, fantasmatiques ; pas de miseen forme et en scène de la folie, visuellement impressionnante et créative.C’est d’autant plus étonnant que l’univers de la psychanalyse, les tréfonds dela psyché mis en lumière par cette science humaine, sont familiers àl’auteur de Spider, et que le sujet aurait pu facilement se prêter à cegenre de traitement. De façon surprenante, les scènes où des pratiquessexuelles ont lieu sont traitées pudiquement ou de façon volontairement masquéedans l’image. Le postérieur de Spielrein est « in invisible », commedirait Michel Chion, lors d’une séance de flagellation à laquelle Jung se livreavec sa patiente/amante. Il est caché par un élément du décor. Mais cette scèneest quand même filmée de façon intéressante et porte la marque de l’auteur de Crash– qui invente cette relation sado-masochiste entre Jung et Spielrein. Laflagellation est filmée dans la glace d’une armoire. Il y a une forteperversité dans la représentation et la mise en scène, puisque Spielreinredouble son plaisir masochiste par un plaisir voyeuriste que Cronenberg faitpartager au spectateur.

Le film est extrêmement dialogué, etcela nous semble pas être uniquement dû au fait qu’il est tiré d’un textedramatique – Cosmopolis, le dernier film de Cronenberg, raté selon nous,est encore plus bavard alors qu’il est tiré d’un roman ; il pourraitlaisser à penser qu’il est adapté, lui aussi, d’une pièce de théâtre. Le thèmecentral de la psychanalyse, avec sa « cure par la parole », y est évidemmentpour quelque chose. En ce sens, avec A Dangerous Method, Cronenberg faitun film de facture presque plus freudienne que jungienne ! On pourrait mêmedire, avec un peu d’humour, qu’il s’éloigne de tout tentation fellinienne- on sait que l’auteur de Juliette des esprits, admiré par Cronenberg,était un adepte de la pensée de Jung.

On apprécie le fait que leréalisateur ait expliqué ne pas forcément chercher à faire du Cronenberg danschacune de ses oeuvres, mais à répondre avant tout aux besoins du sujet, dufilm… Cela nous semble juste, au moins concernant A Dangerous Method(3).

L’oeuvre pose cependant quelquesproblèmes. Du point de vue de la représentation de la personnalité et duparcours de Jung. Nous reviendrons sur ces points. Mais aussi pour des motifsliés au travail et à l’interprétation cinématographiques. A DangerousMethod est un film émouvant par la représentation qu’il offre de SabinaSpielrein. Une femme qui s’épanouit au long du récit et des années. Sabina,atteinte de folie, mais dotée d’une grande intelligence et qui réalise cequ’elle désire profondément, une fois sur la voie de la guérison : devenirpsychanalyste théoricienne et clinicienne. Sabina : une force d’âme, un espritindépendant. Ce qui est étonnant, c’est que les représentations de ces deuxfigures que sont Freud et Jung finissent par sembler un peu pâles, àcôté de celle de la jeune femme.

Le film dérange aussi par moments,du point de vue de la crédibilité filmique et visuelle – et ce malgré leslouanges que nous avons pu faire en commençant. Cronenberg se targue d’être uncinéaste indépendant, mais il cède parfois à la facilité, comme s’il cherchaità faire un film pour le grand public. La séquence du navire qui transporteFreud et Jung en Amérique frôle le ridicule. Le décor est trèsartificiel. Nous pensons notamment au moment où les deux hommes regardent laStatue de la Liberté – séparés dans l’image par elle, comme si l’on n’avait pasencore compris qu’ils étaient en conflit ! Les rêves de Jung, leur récit –c’est le sens manifeste – et leur interprétation – c’est le sens latent – sonteux aussi très bateaux !

 

A propos du travail d'adaptation

Au niveaunarratif, les auteurs du film développent beaucoup plus d’événements queceux dont on peut prendre connaissance dans la pièce de Hampton qui estrelativement courte. Il s’agit, entre autres, d’articuler concrètement lasuccession des séquences, même si le film donne lui aussi un peu l’impressiond’aligner les scènes de façon abrupte, notamment du fait des hiatus narratifsdont nous avons parlé. Hacher et être elliptique tout en créant de la fluiditésemble avoir été le pari gagné de l’esthète Cronenberg. Les procédures detransposition et transformation sont nombreuses et variées. L’auteur de Faux-semblantet ses collaborateurs multiplient notamment les situations, les décors où lespersonnages du film ne disent qu’une partie de ce qu’ils disent totalement,en un seul lieu, dans la pièce de théâtre. Le but est de créer une formede dynamique, au niveau contextuel, dans des moments où le discoursprime fortement et où les personnages risqueraient d’être figés – ce qu’il necherchera absolument pas à faire dans Cosmopolis qui se passepratiquement constamment dans une étouffante limousine-aquarium. Ainsi, lapremière discussion entre Freud et Jung ne se passe pas dans un seul lieu –scène 10 de l’acte I – mais successivement lors d’un repas en famille chez leViennois, dans un café, dans le célèbre bureau du Maître.

Parmi lesautres points importants, notons l’élimination dans le film d’un passage oùJung insiste lourdement sur des détails sordides et morbides dans un discoursque Freud interprète comme une volonté de son interlocuteur de tuer le pèrequ’il représente – Scène 6 de l’acte II. Le grand psychanalyste Erich Frommparle de cet épisode de la relation entre les deux hommes dans sonouvrage Le Cœur de l’homme (1964). Il le lie à ce qu’il analyse commeétant la « nécrophilie » du psychanalyste suisse.

Il y a unescène très surprenante et d’une violence inouïe dans la pièce de Hampton. Ellese situe au moment où Jung et Spielrein évoquent l’avenir de façon presqueanecdotique. C’est à la fin de la scène 15 de l’acte I. Sabina : « Je n’aimepas penser à l’avenir ». Jung : « Pourquoi pas ? Pourquoi pas ? ». La scène 16nous transporte le temps d’un éclair déchirant dans la Russie de 1942. Sabinaest abattue froidement par un officier nazi qui s’apprêtait à frapper unenfant, au moment où la psychanalyste tente de s’interposer – on sait queSpielrein s’est orientée vers la psychanalyse des enfants en avançant dans sacarrière (2).

Cettefigure est ce que l’on appelle en narratologie une prolepse, une anticipation.Elle est aussi très cinématographique : on parle alors de flash-forward. Ceprocédé est cependant assez rare, même dans le septième art. Nous n’avons pas àfaire le film à la place du cinéaste, mais nous avons l’impression qu’un troped’une très grande force dramatique lui était offert sur un plateau et qu’il n’apas jugé bon, à tort, d’en profiter. Peut-être est-ce dû à sa volonté de donnerau film cette linéarité dont nous avons parlé. Une mise en perspectivehistorique et existentielle forte aurait cependant pu être réalisée dans lerécit, dans la représentation de la vie extraordinaire de Sabina Spielrein quis’achève extrêmement tragiquement. Mais Cronenberg n’avait manifestement pas lesouci de mettre ce dont il parle, ce qu’il représente en réelle perspective. Onva le voir…

 

Les figures de Freud et de Jung

 

On sentque Cronenberg cherche un apparent équilibre, une forme de symétrie nonsecrète, dans la représentation de Freud et de Jung. Dans la façon dont ilfait ressortir leurs qualités et défauts respectifs. Ainsi, le médecinzurichois est-il montré comme un illuminé imprégné d’un mysticismeobscurantiste qui sied peu à cette science que Freud invente. Ainsiest-il présenté comme une personne influençable, influencée par son entourage.Freud, lui, est un rationaliste, et tout spectateur doué de raison peutconvenir que sa rigueur intellectuelle, son intransigeance théorique, sespréoccupations déontologiques, l’honorent. Mais l’Autrichien apparaît aussi,quoi qu’ait pu en dire Cronenberg, comme un être froid, rigide, imbu de sapersonne, autoritaire. Replié sur lui-même, paranoïaque, et tourné vers lepassé. Enfermé, presque comme une momie, à Vienne. Jung est lui, à l’écran, unêtre bien plus vivant et humain. Il souffre, saigne, se prend de passion pourautrui, fait l’amour avec une femme, pilote un beau voilier. Il est un hommedevant qui l’horizon est totalement ouvert, plein de promesses - même si descatastrophes s’annoncent. Catastrophes dont on pourrait dire, si l’on osait unraccourci très audacieux, qu’elles sont liées, dans l’esprit de Jung et decelui qui le filme, à ce qui est arrivé jusqu’alors du fait de la mise enpratique de la technique psychanalytique freudienne. Qu’elles découlent decette méthode cataloguée comme dangereuse !

L’épisodedes craquements du bois de la bibliothèque dans le bureau de Freud, lors d’unediscussion de celui-ci avec Jung, est assez extraordinaire de ce point de vuede la mise en rapport, se voulant équilibrée, des figures et positions des deuxscientifiques. Freud parle d’un phénomène tout à fait explicable, naturel. Jungperçoit la manifestation d’une puissance paranormale. Le fait que celui-ciprévoit le deuxième craquement avant qu’il n’ait lieu prouve que Cronenbergs’amuse à montrer, un peu ironiquement, il est vrai, qu’il ne veut pas ou nepeut pas trancher !

Malgrécette tentative d’équilibrage, on sent bien cependant que Jung a la faveur ducinéaste. Le film se termine sur l’image de sa personne, sur le récit suggestifde ses supposées impressionnantes et justes prémonitions quant à l’avenirsombre de l’Europe - la Première Guerre mondiale. Freud, lui, est complètement escamoté.Le plan final peut donner l’impression que le médecin suisse est sur un trône,sûr de la voie qu’il doit suivre, malgré la dépression qu’il traverse du faitde la distance qui s’est installée entre lui et son ancienne patiente. Sonregard est humide, vide, mais aussi déterminé et perçant. Il est intéressant demettre cette fin en forme d’épochè narrative et filmique en relation avec lesplans finaux, relativement comparables, de A History Of Violence (2005)et Les Promesses de l’ombre (2007).

Nous estpar ailleurs apparue un peu tendancieuse la façon dont le cinéaste, à traversles cartons finaux, rend compte du destin des protagonistes principaux du film.C’est sombre et court pour Otto Gross, Freud et Spielrein. C’est lumineux etlong pour Jung dont il est dit qu’il meurt paisiblement. Ce choix determe, de par les connotations qui lui sont attachées, nous paraît autant del’ordre du jugement que du constat. Et il y a cette déclaration écrite, ôcombien importante et contestable : « (…) Jung devint le chef de file mondialde la psychologie ». La psychanalyse et Freud sont-ils donc quantiténégligeable ? Il est vrai que le titre annonce la couleur : il est questiond’une discipline catastrophique et Jung veut la dépasser, notamment engommant la trop grande importance accordée selon lui à la sexualité.

Cronenbergnous paraît quelque peu de mauvaise foi car il est de notoriété publique queFreud était un bon vivant, un être chaleureux. L’Otto Gross du film laisseentendre que le psychanalyste viennois est obnubilé par la sexualité d’un pointde vue théorique parce qu’il ne la vit pas concrètement, au quotidien.Peut-être. Mais un Michel Onfray n’a-t-il pas justement reproché indirectementà Freud, pour défendre ses récentes thèses bassement assassines, d’avoirconcentrer son intérêt sexuel sur la sœur de sa femme ? Ce que l’on comprend, d’ailleurs,à travers les remarques du psychanalyste Ernest Jones dans la biographie qu’ilconsacre à l’auteur de Malaise dans la civilisation. Des remarques floues,mais qui ne trompent pas.

 

Une idéalisation du personnage de Jung

Cronenbergprend certaines libertés avec la réalité historique, pèche regrettablement paromission. La méconnaissance relative qui nous semble être celle de Hampton etCronenberg concernant le sujet qui est le leur, les manques qu’ils trahissent,les déformations dont ils se rendent coupables, sont patents quand on lit parexemple un texte extrêmement riche et passionnant du grand psychanalyste BrunoBettelheim sur le cas Spielrein : « Une asymétrie secrète » (1983) - in LePoids d’une vie (1989). Une étude qu’il écrit après avoir travaillé sur lesdocuments découverts en 1977 à Genève, et à travers laquelle il met d’ailleursen question certaines interprétations de Carotenuto - le titre de l’écrit enest la preuve. Bettelheim aborde plusieurs points d’importance, mêlant analysespointues et jugements pertinents. Selon lui, nombre de concepts que Jung aforgés ont été inspirés par la relation qu’il a entretenue avec Speilrein, parles idées de celle-ci. Le film ne le fait pas bien ressentir. Cronenberg metplutôt en valeur l’influence exercée par la jeune Russe sur Freud, à propos dece qui deviendra chez le celui-ci la « pulsion de mort ». Selon Bettelheim,Jung s’est comporté de façon très malhonnête envers Speilrein, et l’ad’ailleurs reconnu après-coup. Est en question ici le problème de l’argentréclamé aux parents par un médecin qui vit une relation sexuelle avec sapatiente, et qui dicte ses conditions pour être uniquement son thérapeute. ADangerous Method n’est pas aussi clair que Bettelheim de ce point vue - lepsychanalyste se base très précisément sur des lettres de Jung ; il en cite desextraits. Bettelheim parle de « déclaration (…) inexcusable » et le pourtantjungien Carotenuto, cité par l’auteur de Psychanalyse des contes de fées,évoque un écrit « dépassant l’entendement ».

Cela dit,Bettelheim qui admirait beaucoup Freud, reproche à celui-ci d’avoir négligél’injuste situation que subissait la jeune patiente et d’avoir, dans un premiertemps, trop ménagé Jung dont il espérait qu’il l’aiderait à propager la bonneparole psychanalytique à travers le monde des Gentils. Et Bettelheim reconnaîtpar ailleurs quelque chose qui, à l’évidence, pose problème pour le grandpublic et même pour une partie des psychanalystes – et qui était inadmissiblepour Freud : que Jung a pu sauver Sabina Speilrein de sa grave maladie – ellesouffrait de schizophrénie et non de simple hystérie – notamment parce qu’il aaccédé à ses désirs passionnels et sexuels.

Quelquechose nous a, à titre personnel, également beaucoup gêné dans le film… C’est lerefus patent de Cronenberg – déjà perceptible chez Hampton – d’évoquerl’antisémitisme de Jung. Cette position idéologique n’est pourtant pasétrangère au contenu de sa pensée. Il est bien question d’aryanité dans lefilm, via les désirs hallucinés de Sabina et son amour pour Wagner, partagé parJung. C’est tout, cependant. L’auteur de Psychologie et alchimie estconnu pour avoir eu de fortes sympathies pour les nazis – le réalisateur segarde bien d’en faire mention dans son carton final. Mais, bien avant, dès lesannées qui sont évoquées dans le film, Jung fait preuve d’une aversion plus oumoins claire pour la judéité. Dans au moins une de ses lettres, il parle àpropos d’une patiente de « la Juive ». On sait, par ailleurs, que dès lesannées dix, les brillants disciples de Freud que furent Karl Abraham et SandorFerenczi ont mis en garde celui-ci contre l’intérêt peu scientifique, malsainet confus, porté par Jung à l’ésotérisme, aux religions, et principalement auchristianisme. On pourra se reporter, à ce propos, à la « Correspondance »entre Freud et Ferenczi… Une attitude qui explique, en partie, les dérives dumédecin suisse qui adhère à partir de 1933 à certains idéaux nazis, pour ne pasdire au nazisme. Mais Freud à tardé à réagir, soucieux qu’il était qu’un «aryen » porte le drapeau de la psychanalyse. La rupture entre les deux hommesaura lieu, mais en 1913. Une prise de distance radicale que le film montre bienet qui vient principalement du différent concernant l’importance à accorder àla libido.

DavidCronenberg est un grand professionnel du septième art, un maître de la mise enscène, mais A Dangerous Method, de par les défauts que nous avonsessayer de mettre en lumière, a de quoi inquiéter le cinéphile quant àl’évolution de son parcours personnel. Surtout quand on prend en considérationson dernier film, Cosmopolis (2012), au message anti-capitaliste assezlourd, présentant à nos yeux fort peu d’intérêt visuel, et dont le côté verbeuxne nous paraît pas totalement justifié.

Les sujetsintéressants choisis par le réalisateur canadien le poussent malheureusement,depuis un certain temps, à la simplification et à certain schématisme, alorsqu’au contraire ils devraient, selon nous, l’encourager à la complexification.Le spectateur n’est pas un demeuré !

Même si uncinéaste se doit d’être un artiste, même s’il est libre d’interpréter laréalité comme il le désire, il nous semble devoir respecter certaines règlesquand il se réfère à des figures historiques sur lesquelles les informationsfiables ne manquent pas. À travers A Dangerous Method, ce sont encoreune fois les limites du cinéma, et notamment du cinéma de fiction, qui sontposées pour ce qui concerne la transmission d’informations à visée pédagogique.À quoi bon reconstituer à la perfection le bureau de Freud, comme Cronenberg setargue explicitement de l’avoir fait, si c’est pour fausser assez lourdementl’image et les idées de certains des principaux représentants de lapsychanalyse ? Le vérisme de façade sert malheureusement parfois à cacher despartis pris idéologiques très subjectifs, véhiculés de façon latente dans unfilm.

 

__________

 

(1)Emmanuelle André, « Questions de méthode », Cahiers du Cinéma, n°673,décembre 2011, pp.26 à 28.

(2)Concernant les déclarations de Cronenberg auxquelles nous faisons allusion dansle présent texte, le lecteur pourra se reporter à la Master Class donnée par lecinéaste le 19 octobre 2011 à l’American Film Institute. L’enregistrement filméde cette intervention est inséré comme bonus dans le DVD de A DangerousMethod.

(3) Unfilm aborde d’assez près le travail de Spielrein en Russie auprès des enfants,les problèmes qu’elle rencontre avec les autorités communistes et sonassassinat. Il s’intitule L’Âme en jeu et est réalisé par l’ItalienRoberto Faenza en 2002. C’est son seul intérêt car toute la partie consacrée àla relation entre Jung et la jeune femme ne relève que d’un romantisme plat,sans aucune considération relative à la psychanalyse, et parce que Freud estpratiquement inexistant dans le récit.

 

Remerciements :

Je remercie le DocteurPatrick Chapiro, psychiatre, pour les éléments de documentation qu’il a mis àma disposition.

Enrique Seknadje

 

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