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Revoir : Grizzly Man  

Grizzly Man
(Werner Herzog, 2005)

Devenir-animal

par Florent Barrère le 07.07.13

Courageusement, Werner Herzog dépasse dans Grizzly Man ses principes de mise en scène pour proposer un documentaire plus distancié, plus critique, plus trouble – sans doute l’illustration la plus juste de la Déclaration du Minnesota (Avril 1999), manifeste du cinéma (documentaire) en douze points dont nous vous proposons le troisième article : « Le Cinéma Vérité confond fait et vérité […] Les faits ont parfois un pouvoir étrange et bizarre qui fait que leur vérité inhérente paraît incroyable » (1). Grizzly Man est l’exemple même de l’ambigüité des faits, dans son partage jamais réellement décidé entre vérité et fiction : l’impureté du point de vue, la posture ambigüe du narrateur, la distance critique par rapport au sujet sont ainsi questionnés. La Déclaration du Minnesota, très théorique dans ses principes (d’aucuns diront hermétique), opère un transfert de la vérité vers une parole subjective, sujette à caution, autour d’une problématique fondamentale dans le documentaire : « le réel contient-il une vérité ? ».

 

Werner Herzog/Timothy Treadwell

 

Grizzly Man essaie de percer le mystère de la vie d’un mort, Timothy Treadwell, le protecteur des ours, par un va-et-vient constant entre images vidéos amateurs de sa quête écologique (ou don-quichottesque ?) et enquête professionnelle autour de sa disparition tragique (ainsi que celle de sa petite amie, Amie Huguenard), le tout orchestré par la voix-off omnisciente du narrateur (Werner Herzog). Contre toute attente, le cinéaste prend un malin plaisir à nous servir sur un plateau le spoiler : à la huitième minute du film, le spectateur apprend que Timothy est tué par un Grizzly affamé lors d’une mission pour les sauvegarder. Dès le premier plan, l’intertitre « Timothy Treadwell (1957-2003) », laissait penser au spectateur de 2005 qu’un mort lui tenait tête. Traitée dès le premier tiers du documentaire et non dans le dernier tiers (à l’instar de la majorité des films de fiction), la mort du protagoniste est pourtant un des enjeux spectatoriels constants de la mise en scène de Werner Herzog : à quel moment se fera-t-il surprendre ? Par quel ours ? Un mâle esseulé ? Ou pire encore, un de ses protégés ? Quand s’approchera-t-il trop près des grizzlys ? Quand deviendra-t-il une menace pour le fragile équilibre de ces farouches plantigrades ? En voix-off, des avertissements, des mises en garde rythment ou retardent le passage à l’acte (la mort de Timothy et d’Amie), qui n’est pas traité frontalement mais par diffraction : par la parole des amis, par les clichés de la scène du crime, par les souvenirs de l’autopsie par le médecin légiste… Ces questionnements liés au compte-à-rebours nous permettent de nous interroger subtilement sur la frontière invisible ente monde humain et mondes animaux, qu’il faut s’efforcer d’expérimenter, d’étudier, sans jamais briser ce fil ténu, sans jamais tenter naïvement comme Timothy Treadwell de « toucher » les ours, de devenir l’un d’eux. Quête difficile et une nouvelle fois vouée à l’échec pour ce personnage herzogien, qui dans son rousseauisme de bon aloi brise sans cesse la frontière humain/animal, jusqu’à précipiter sa chute tragique, entraînant dans son sillage l’innocente Amie Huguenard.

Werner Herzog adopte une saine distance critique face aux agissements de Timothy Treadwell, se détournant d’un romantisme exalté auquel on l’avait sans doute trop facilement assigné dans le passé. A plusieurs reprises, la voix-off est en désaccord avec l’anthropocentrisme forcé de Timothy Treadwell : « To me, there is no such thing like a secret great world of the bears » (94° minute). La différence la plus flagrante entre les deux hommes réside dans l’approche du Grizzly bear : animal sauvage ? Bon sauvage ? Le narrateur devient moralisateur à l’encontre du personnage, sans doute au moment où Werner Herzog se sent assez âgé (63 ans) pour critiquer un Timothy Treadwell qu’il aurait pu être dans le passé : un fou romantique, exalté, mais aussi narcissique, puérile et irresponsable. En ce sens, Werner Herzog met à distance sa posture artistique et personnelle, travail déjà entamé dans un premier documentaire post-Minnesota, l’excellent Ennemis intimes (1999), où il tentait de se recomposer à travers le miroir tendu par son acteur fétiche (lui aussi décédé avant l’enquête du cinéaste allemand), le génial et furieux Klaus Kinski.

 

Ambigüité du point de vue, impuretés formelles

 

Seulement, Timothy Treadwell n’a pas l’intensité dramatique de Klaus Kinski. Bien au contraire ! C’est plutôt un idiot banal, en attente d’une starification, qui se joue bien souvent à ses dépens : invité dans une émission de network, le journaliste Keith Morrison le traite comme un gamin inconscient – « This is crazy ! This is nuts ! They are too dangerous ». A de rares moments,le Prince Vaillant des ours sait capturer les beautés et les hasards de la nature – l’image inoubliable des pattes de renard sur la toile de tente [01] (22°minute) –, se révélant alors un cadreur habile : le plan où le même renard puis son renardeau traversent le champ entre le grizzly (arrière-plan) et l’homme (premier plan), les côtoyant un instant dans un même espace cinématographique/naturel [02] (25°minute).

Mais bien souvent, le regard artistique de Werner Herzog reprend la main sur le carnet de bord filmé par Timothy Treadwell, le cinéaste allemand s’efforçant de bonifier l’épuisante matière filmique engrangée par le pied nickelé américain. Werner Herzog conserve dans son montage des plans longs (la caméra tourne alors que le protagoniste a quitté le champ, laissant les feuilles des arbres s’agiter dans le vent) que Timothy Treadwell aurait sans doute supprimés, se rêvant en plans courts et léchés, en écolo vedette à la tête d’un reality show. Un contraste affleure entre les aspirations légitimes de Werner Herzog (faire acte esthétique de cinéma) et les maladresses (parfois si authentiques) du flux vidéo accumulé par Timothy Treadwell. La toute-puissance de la posture d’auteur impose à Werner Herzog de finir à tout prix le film de Timothy Treadwell, escamotant en un sens sa vision du projet – si tant est qu’il en ait eu une qui dépasse la simple décharge d’adrénaline au contact des ours… Le projet-fleuve du rêveur Timothy Treadwell est biseauté par l’intransigeance formelle de Werner Herzog. En tant que spectateur, doit-on le regretter ? Y aurait-il eu film, projet réel sans l’intervention du cinéaste allemand ?

Dans la tragique expédition de Robert Scott à la conquête du pôle sud (1910-1911), André Bazin préférait l’intensité poignante d’un document réel (l’unique cliché photographique de l’équipe retrouvé aux cotés des corps morts congelés) à L’aventure sans retour (1948) de Charles Frend, luxueuse reconstitution en technicolor où John Mills réincarne platement le célèbre explorateur dans des paysages alpins dénués de risques réels. Werner Herzog a intelligemment mis fin à un travail (artistique et psychanalytique) en achevant non plus son film de guérilla mais celui d’un autre, par l’œil-même du condamné à mort. « Ces images floues et tremblantes sont comme la mémoire objective des acteurs du drame » (2). Le projet professionnel de Werner Herzog et les images indomptables de Timothy Treadwell s’entrechoquent, avec en négatif cet évènement innommable, la barbarie ultime de cette mise à mort par l’animal : « Au centre du film professionnel de Herzog se trouve la vidéo sauvage de Treadwell, et au cœur de cette vidéo se trouvent les images (manquantes) de l’épouvante, d’une vie qui s’abîme dans la mort » (3). Cette dichotomie entre professionnalisme de l’enquête filmée et sauvagerie du home-movie se retrouve dans la signature vocale des deux protagonistes : Werner Herzog a une voix rauque, grave, posée ; Timothy Treadwell une voix de fausset, angoissée, surexcitée, pétrie de mantras débiles (« that’s I’m talking about », « I beat you ! », « fuck you ! »), de soliloques interminables et de doigts en l’air lancés à des ennemis fictifs (les braconniers, et même les gardes du parc !). Opposition freudienne à jamais recommencée entre le Père archaïque et tout-puissant et un des fils de la horde primitive, le paria, le fou, le violent.

 

Grizzly Bear/Teddy Bear

 

Le titre Grizzly Man, c’est-à-dire finalement l’« homme-grizzly », désigne à la fois une frontière insoluble (humain/animal) et une créature chamanique dans l’entre d’eux, un désir de sorcier qui souhaite fusionner avec l’animal, être lui, vivre et danser dans son monde à la fois plus simple et plus sauvage. Timothy, sans être un chaman, a sciemment brisé dans l’espace naturel cette frontière avec les Grizzlys que les natifs Alutiiqs du Kodiak respectaient scrupuleusement depuis 7000 ans. Seulement, devenir animal dans une perspective moderne, ce n’est pas bêtement fusionner avec l’animal, mais ressentir à son frôlement son mode de vie sensible, sa subjectivité propre – perspective audacieuse brillamment schématisée par le biologiste allemand Jacob Von Uexküll (4) au début du XX° siècle. Ce seuil entre homme et animal est à nouveau questionné par Gilles Deleuze et Félix Guattari à travers la notion de « devenir-animal », où ils démontrent une limite de ce concept par l’entrée de l’animal dans l’espace domestique : « […] une irrésistible déterritorialisation, qui annule d’avance les tentatives de reterritorialisation œdipienne, conjugale ou professionnelle (y aurait-il des animaux œdipiens, avec qui on peut « faire Œdipe », faire famille, mon petit chien, mon petit chat), et puis d’autres animaux qui nous entraîneraient au contraire dans un devenir irrésistible ? » (5). Un désir d’intensité mystique étreindrait alors Werner Herzog (le « devenir-animal »), là où finalement Timothy Treadwell se contenterait bêtement d’un rapport au Grizzly Bear en animal (quasi) domestiqué, en brave nounours, en peluche inoffensive. Son nom scientifique, Ursus arctos horribilis, que n’aurait guère renié un bestiaire médiéval, incitait pourtant à la plus grande prudence… Malgré tout, un désir de fusion pointe, qui se résume finalement à quitter une position d’adulte que Timothy Treadwell n’appréciait guère au demeurant, pour enfin devenir l’un d’eux, auprès d’eux : « I would be one of them. I would be… the master » (1° minute).

Son désir illuminé de « toucher » le grizzly revient donc à annuler le poids du fatum et à redevenir maître de son destin : en effet, Timothy Treadwell serait aussi un acteur raté, recalé à une audition pour la série Cheers (surclassé par Woody Harrelson !), puis aurait sombré dans une dépression minée par la drogue et l’alcool, pour enfin devenir le protecteur illuminé d’animaux aussi asociaux que lui, achevant à merveille un transfert de pulsions que l’on nomme en psychanalyse « la sublimation ».

Timothy Treadwell opère dans le Grizzly bear la projection évidente de son moi intérieur meurtri, en ce plantigrade sauvage, frustre mais si proche de nous (régime omnivore, tendance partielle à la bipédie), tel un homme inachevé. Cette anthropomorphisation forcée est patente dans le traitement formel du paysage proposé par Werner Herzog, qui rejoint la notion très romantique du visage-paysage : une banquise craquelée par la chaleur estivale (frontière entre le monde des hommes et le territoire des grizzlys) laisse affleurer sur sa surface blanche comme autant de cicatrices intérieures [03] (57° minute). Inoubliable, surtout, ce gros plan tremblé du grizzly qui serait coupable de la mort de Timothy (l’ours 141) [04] : un visage buriné, une gueule sans conscience, deux yeux sans intensité, un poil ébouriffé évoquant le lieu où il maraude, le « labyrinthe des grizzlys » (93°minute).

A la fin du métrage, la patience documentaire de Werner Herzog pour les détails du quotidien est dignement récompensée : le vieil ami aviateur de Timothy, sur la chanson Coyotes (2005) de Don Edwards (97° minute), souffle une dernière phrase au refrain (The lion is gone, The Red Wolf is gone… and Treadwell is gone) et nous désarme, nous laissant nus et impuissants, orphelins des péripéties ubuesques de Timothy Treadwell. Cet hommage country est le parfait contrepoint émotionnel à une quête veine, narcissique, inéluctablement tragique. Werner Herzog devient un père trouvant un fils à qui il ne peut plus faire la morale, mais à qui il adresse la plus émouvante élégie funèbre en le statufiant, in fine, comme le dernier romantique, non plus dans un « devenir-animal » tant fantasmé mais dans un « devenir-sceptre », présenté dès le premier plan comme déjà mort pour le spectateur et pourtant si intensément présent au fil de ses performances vidéos qui sont le cœur vibrant du film. La grande beauté du geste de Werner Herzog est d’avoir érigé un mausolée cinématographique en hommage à Timothy Treadwell, et partant un chant du cygne à ses propres démons romantiques.

La même année que Grizzly Man, Werner Herzog se débride à nouveau avec l’improbable et vivifiant The Wild Blue Yonder (2005). Le cinéaste y semble encore davantage travaillé par un « art-termite » (6), dans une nouvelle fictionalisation du réel tout à fait virtuose : faire croire au spectateur que les images abyssales sont celles d’une planète lointaine, et faire de cette étrangeté de notre monde océanique une matière à fiction, une digression poétique faisant intervenir Brad Dourif en réfugié galactique, grimé en extraterrestre de série B. « La vie dans les océans doit ressembler à un véritable enfer. Un enfer vaste et impitoyable de danger permanent et immédiat. C’est d’un tel enfer que certaines espèces, y compris l’homme, durant l’évolution, ont rampé et fui vers des petits continents de terre solide, où les Leçons de ténèbres se poursuivent » (7).

 

 

(1) La Déclaration du Minnesota est reprise intégralement et finement étudiée par Valérie Carré dans La quête anthropologique de Werner Herzog. Documentaires et fictions en regard, Presses Universitaires de Strasbourg, 2007. p. 209-210.

(2) André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, Editions du Cerf, 1975. p. 27.

(3) Seung-Hoo Jeong et Dudley Andrew, Grizzly Ghost : Herzog, Bazin et l’animal cinématique, Trafic n°68, 2008. p.67. Première édition : Screen, vol. 49, n° 1 (2008).

(4) J. V. Uexküll, Mondes animaux et monde humain, Editions Denoël, 1965.

(5) Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Les Editions de Minuit, 1980. p. 285-286.

(6) Terminologie utilisée par Manny Farber pour un désigner un cinéma artisanal et impur, contrastant avec l’« art-éléphant blanc » (cinéma présomptueux et académique).

(7) Douzième et dernier article de la Déclaration du Minessota, in. Valérie Carré, op.cit., p. 210.

Florent Barrère

 

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