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Después de Lucia
(Michel Franco, 2012)

Une esthétique du malaise

par Frédéric Bisson le 26.12.13

Faut-il être masochiste pour aimer Después de Lucia ? Aussi masochiste qu’Alejandra dans le film semble passivement soumise aux offenses qu’elle subit ? Le film semble parfois nous demander de consentir à la violence qu’il nous inflige. Mais un malaise peut pourtant être esthétiquement fort, plus fort qu’un sentiment de plaisir. C’est ce qu’illustre brillamment le film de Michel Franco. Le malaise m’a pris dès la première scène, alors pourtant qu’il ne se passe encore rien, et il ne m’a pas lâché de tout le film. Au sens strict du terme, ce film ne m’a pas du tout plu ; mais c’est précisément par-là que je l’ai aimé. Un film plaisant peut n’avoir que peu d’intérêt cinématographique, ce n’est pas suivant le seul critère du plaisir que l’on mesure la valeur d’une œuvre d’art. Lors de sa projection cannoise, le film a suscité un début de polémique : certains spectateurs en ont voulu à Franco de les avoir comme pris en otage de son petit théâtre de la cruauté, et ont été jusqu’à dénoncer ce qu’ils ont perçu comme un « film fasciste ». Cette accusation rate complètement la force du malaise que le film parvient à construire. C’est ce que je vais essayer de montrer.

 

Les images pensent

 

Peu de films parviennent à ce point à captiver l’attention avec un matériau aussi minimal que l’est celui du premier plan-séquence de Después de Lucia. Un homme reprend sa voiture réparée chez le garagiste et conduit en silence pendant plusieurs minutes. Soudain l’homme s’arrête, jette les clés sur le tableau de bord, abandonne son véhicule. Le sens de cette ouverture n’apparaîtra que plus tard dans le film. Au lieu de manipuler l’émotion du spectateur, le film lui impose son propre point de vue. Il s’agit dès le départ d’un point de vue très construit : il ne colle pas aux affects des personnages, mais les saisit au contraire du dehors, par exemple de l’intérieur de la voiture, alors même que son conducteur en est sorti.

Dans un film, il y a toujours une histoire, et parfois des idées. Mais, comme le dit très bien Merleau-Ponty, « la fonction du film n’est pas de nous faire connaître les faits ou l’idée ». Il ne s’adresse pas à l’intellect seul. Después de Lucia ne m’a rien appris, que ce soit sur le harcèlement ou sur la jeunesse huppée du Mexique. De ce film, on pourrait certes tirer bien des leçons de morale : par exemple, sur la violence de la meute humaine, sur l’immoralité béate d’une jeunesse dorée et désœuvrée, sur la banalité du mal, sur l’éclatement de la structure familiale et les dangers de l’incommunication, sur l’absence des adultes et l’hypocrisie du système scolaire (soucieux de dépister la consommation de stupéfiants chez les élèves, mais aveugle au harcèlement), etc. Mais un film n’a pas besoin d’être édifiant pour avoir une valeur cinématographique, comme si c’était sa fonction de nous faire la leçon. Une œuvre de cinéma n’est pas une campagne publicitaire faite pour « sensibiliser » le public à une question de société. Dans la lignée de Bresson et de Bergman ou, plus récemment, d’un Haneke, Franco a fait un choix cinématographique d’une âpreté radicale, en s’installant dans l’immanence de l’image elle-même. Ce qu’on voit à l’écran n’est jamais souligné ou médiatisé par aucun discours extrinsèque, par aucun artifice. Pas de bavardage. Pas de musique. Rien que l’image, son découpage et son montage propres. C’est la grande force du film que d’installer le spectateur sur ce plan d’immanence où l’image parle d’elle-même. Tout est là, sous nos yeux. Un film ne vaut pas par les idées que l’on peut en extraire et traduire en mots, son sens est incorporé à son point de vue et à son rythme. Comme dit encore Merleau-Ponty, le film « ne veut rien dire que lui-même », il « ne se pense pas avec l’intellect, il se perçoit ». Comme l’a théorisé Gilles Deleuze, le cinéma pense en images.

 

La violence et le silence

 

Le film de Franco est une étude rigoureuse sur la violence. À partir d’un fait presque insignifiant – une relation sexuelle filmée sur iPhone –, le film suit le processus implacable par lequel la violence se cristallise autour d’Alejandra. La cristallographie a montré comment l’introduction d’un germe dans un milieu métastable suffit à la prise de cristallisation. Le lycée est un milieu fermé de visibilité permanente, où l’on est sans cesse sous les regards. Il fonctionne ainsi dans le film comme une eau-mère, riche d’énergie potentielle. Il suffit d’un rien pour que ce milieu métastable se fige. La sextape diffusée sur Internet est ce germe. Alejandra reçoit par SMS le premier « stigmate de la putain » : le sexisme ordinaire qui stigmatise la liberté sexuelle féminine rend possible la cristallisation de la violence. Le cristal ne cesse ensuite de croître de proche en proche. Espace virtuel ouvert, Internet peut à son tour devenir le réseau cristallin le plus dur, un milieu panoptique qui ne vous lâche jamais.

Mais quels sont exactement les ressorts psychologiques de cette violence ? René Girard a mis en lumière les mécanismes inconscients de ce qu’il a appelé la violence sacrificielle : toute société se constitue par le sacrifice d’un « bouc émissaire ». Rayonnante, Alejandra est très vite l’objet du désir dans la classe où elle vient d’arriver, à Mexico. Elle est d’autant plus désirable pour les garçons du groupe qu’elle est désirée par le plus charismatique d’entre eux, José, et qu’elle cède rapidement à son désir. C’est ce que Girard appelle le désir mimétique : « et moi ? » Je désire ce que l’autre désire. Mais au lieu de s’affronter entre eux, les désirs rivaux vont se tourner contre leur objet et s’unifier dans le sacrifice de cet objet constitué en victime émissaire. La jalousie et la rivalité mimétique se résolvent dans la violence persécutrice. Soit le personnage de Javier, surnommé « Le Gros » : ayant intériorisé sa propre persécution quotidienne pour intégrer le groupe, il a besoin de détourner la violence banale qu’il subit en la concentrant contre une autre victime qu’il a en commun avec ceux qui le harcèlent de moqueries. « Le Gros » devient l’un des plus impitoyables harceleurs du groupe.

Le véritable objet du film, c’est le silence. Pourquoi Alejandra ne résiste-t-elle pas ? Pourquoi se tait-elle ? L’interprétation moraliste qui dénonce le processus victimaire de soumission et d’introjection de la violence est insuffisante. Le silence d’Alejandra est plus énigmatique. Le silence est partout dans le film, il hante les scènes de toute sa pesanteur : le silence du deuil, dès le premier plan-séquence de Roberto conduisant sa voiture, puis le silence du voyage entre Puerto Vallerta et Mexico. Le silence entre Alejandra et son père au quotidien. Même quand il y a du bruit, comme lors de la fête criminelle à Veracruz, le silence continue de nimber Alejandra, le silence de ses agresseurs qui la séquestrent et la violent en toute évidence, sans même se dire un mot entre eux. Quand il enlève et tue José, Roberto à son tour demeure silencieux. C’est encore ce silence qui clôt le film, quand Roberto erre seul sur sa barque de pêche après avoir jeté José à l’eau. Le silence impénétrable d’Alejandra, victime murée dans son consentement passif, est la projection paroxystique de tous ces silences qui le conditionnent. Les longs plans-séquences avec caméra fixe, qui constituent la griffe de ce film, ont ainsi un sens rigoureux : incarner le silence en images, pour le capter jusqu’au malaise.

Franco n’explique pas l’acceptation d’Alejandra, il laisse travailler l’intelligence du spectateur, le laisse assembler de lui-même les pièces du puzzle affectif qu’il met en scène. On pourrait suivre le titre du film pour en tirer une explication univoque : après la mort de Lucia sa mère, Alejandra ne dit rien sur son harcèlement pour protéger son père endeuillé, ou parce que le respect mutuel de leurs deuils respectifs a enfermé le père et la fille dans le silence. On pourrait pousser plus loin cette interprétation : si, comme cela est suggéré (minute 29), Lucia est morte alors qu’elle laissait conduire Alejandra, la manière dont Alejandra accepte son calvaire serait une sorte d’expiation. Au début du film, son deuil semblait se faire trop vite, trop facilement ; le chemin de croix qu’elle traverse maintenant est le substitut autodestructeur, par culpabilité refoulée, d’un véritable travail de deuil. Franco éparpille des indices pour étayer une telle interprétation : Alejandra met une robe de sa mère après avoir subi les premières humiliations. Assise seule dans la cour du lycée où elle est persécutée, elle se remémore la voiture accidentée (minute 55). Mais le silence a aussi sa logique performative. Il est comme un cercle vicieux, s’amplifie de lui-même. Par la durée expansive de ses séquences, Después de Lucia suit le processus autonome de ce silence.

 

Misère de la vengeance

 

L’accusation de fascisme portée contre le film est tout à fait déplacée : sa violence ne fascine en rien. Les mécanismes persécuteurs n’y sont jamais vécus de l’intérieur, dans la contagion affective du groupe contre le bouc émissaire ; ils sont au contraire neutralisés par la fixité impassible de la caméra. Le plan moyen dont la forme domine le film est porteur de distance. La caméra de Franco est froide, glaciale, comme l’est celle de Haneke. C’est peut-être cette froideur qui peut paraître inhumaine ou fasciste. Mais le spectateur n’a pas besoin qu’on tienne ses émotions par la main, qu’on lui dise quoi ressentir. La fixité et la durée des plans du film constituent en vérité un procédé tout à fait nécessaire à son sens. La caméra n’épouse jamais la subjectivité d’Alejandra. Cette position de neutralité protège une empathie avec la victime, une empathie sans identification, une empathie sans mélodrame, une intelligence du cœur. Franco résume parfaitement : « Dans Después de Lucia, il n’y a ni glorification de la violence, ni dénonciation moralisatrice, ni discours pédagogique ».

C’est rigoureusement de la même manière qu’il faut comprendre le plan-séquence qui clôt le film, celui de la vengeance du père. Dans la salle, je me souviens avoir entendu quelques cris de spectateurs satisfaits et soulagés quand Roberto jette José à l’eau. On peut comprendre cette réaction, qui défoule l’indignation des outrages subis par Alejandra. Mais il me semble pourtant que le film déjoue une telle interprétation justicière de la vengeance : le plan-séquence se prolonge plusieurs minutes après le meurtre, avec sa fixité impassible, montrant Roberto dans sa solitude absolue. La violence est contagieuse, mais ne résout rien. L’eau de la mer, par laquelle Alejandra s’est échappée de son calvaire, devient alors le désert d’un homme perdu. Roberto se retrouve seul sur l’eau, comme il était seul sur la route au début du film. La mort de José n’a rien changé, elle est un non-événement dans l’expansion du silence. La fin du film boucle avec le début : l’impasse affective dans laquelle se trouvait Roberto au volant de sa voiture l’avait conduit à s’arrêter brutalement et à la laisser sur place. À la barre de sa barque, que va-t-il faire ? C’est la même impasse. La vengeance ne venge rien : le père a choisi en José le seul membre du groupe qui n’a jamais harcelé sa fille, mais que lui livre en pâture le violeur Javier lors de la confrontation. En réalité, Roberto et Alejandra demeurent murés dans leurs mondes parallèles jusqu’au bout, profondément désaccordés dans leurs deuils. Elle est vivante, il la croit morte. Il croit la venger, il la laisse orpheline. C’est lui qui a voulu fuir Puerto Vallerta, tout quitter pour se donner l’illusion d’un nouveau départ. Échappée à ses bourreaux, Alejandra ne reprend au contraire son élan vital qu’en revenant dans la maison abandonnée de ses parents. Il n’y a plus de possible pour le père, c’est la fille qui a une vie à faire.

 

L’image et la réalité

 

On peut certes être irrité par la violence extrême des scènes maîtresses de Después de Lucia : la scène du gâteau d’anniversaire et la scène de la fête à Veracruz. Cette violence, inutilement exagérée, n’est-elle pas gratuite ? Un film entretient un rapport ambigu avec la réalité : ce qu’il montre ressemble de près à des faits réels ou possibles, mais semble en même temps exagéré et comme grossi à la loupe. Le drame cinématographique a, comme dit Merleau-Ponty, « un grain plus serré que les drames de la vie réelle ». Quand Alejandra mange le gâteau répugnant sous les rires de ses harceleurs et qu’elle finit par le vomir, il s’agit en vérité d’une image-affect. La vérité d’une telle image n’est pas celle du policier, du journaliste ou de l’historien. Cela peut-il vraiment se passer, comme ça, sans aucune pitié ni résistance individuelle dans le groupe des agresseurs ? On s’en moque. Un film n’est pas un reportage sur la réalité. Il n’a pas besoin d’être fidèle à des « faits véridiques », d’imiter l’apparence du réel pour en saisir l’essence affective. L’image-affect n’est pas l’affection vécue d’Alejandra, c’est un affect dépersonnalisé, incarné à même l’image, dans le contraste des rires et de l’humiliation écœurée. Le point de vue froid de la caméra de Franco est ici très puissant : c’est précisément grâce à sa neutralité imperturbable, presque naturaliste, qu’elle peut faire surgir l’impression nauséeuse qui sature l’image. C’est à force d’exactitude même que la scène devient presque irréelle. Paradoxalement, c'est en désaffectivant la caméra, en la vidant de tout pathos identificatoire avec la victime, que l'affect le plus pur peut surgir : le malaise du regard. Le malaise se saisit du regard du spectateur lui-même. La caméra de Franco problématise la position de spectateur, en lui faisant éprouver la complicité coupable de sa propre passivité. Quitter la salle, comme l'ont fait certains spectateurs, est en ce sens une réaction intéressante, qui prouve la réussite du film.

Tel est le propre de l’art : extraire du réel des monogrammes sensibles qui en expriment la profondeur subjective, exprimer le réel sans le figurer. Alejandra n’est pas une personne, c’est un personnage, une sorte d’allégorie incarnée de la violence dont elle est le martyr. La violence du film n’est pas à proprement parler physique. Il est d’ailleurs très habilement sobre dans la représentation des actes les plus physiquement violents. Ce sont les images télévisuelles quotidiennes de sang, de cri et de mort qui nous exposent à la fascination. La force du cinéma est de briser cette habitude pour rendre la violence à son effroi. Paradoxalement, c’est en ne la montrant pas que Franco peut rendre la violence sensible. Le plan fixe de la fête à Veracruz est de ce point de vue magistral : dans l'unité de son tableau, la scène multiplie les angles de vue. On ne sait d'abord pas par où la regarder, entre le couple d'ados enlacés qui s'exhibent et la conversation de leurs camarades alcoolisés. Puis le regard glisse peu à peu sur une ligne de fuite qui nous mène à l'extérieur de la pièce. Le centre d’intensité de la séquence se situe en effet hors-champ, derrière la porte de la salle de bain dans laquelle Alejandra est séquestrée, et dans laquelle s’introduisent à tour de rôle deux violeurs. La fête bat son plein, tout le monde boit, fume et flirte. Cachée à l’écran, la violence de l’agression s’en trouve affectivement exacerbée par la banalité qui la recouvre. On sent bien qu’il s’agit d’une autre violence que la violence spectacularisée, sensationnaliste et provocante de la télévision. C’est la cruauté au sens d’Artaud : une violence que seule l’âme souffre, une violence qui ne peut pas se voir. La force du film est précisément celle-là : rendre visible ce qui n’est pas visible, l’âme muette de la victime. C’est bien pourquoi l’image a besoin d’être intensifiée, transie d’affect jusqu’au malaise pour atteindre à cette vérité non figurative.

 

Les Cent Vingt Journées d'Alejandra

 

Un film n’est pas seulement une expression de la réalité, il est aussi en rapport avec d’autres films, et c’est en fonction de la position qu’il prend par rapport au cinéma en général que l’on doit l’apprécier. Le premier film de Franco, Daniel et Ana, traitait du rapt d’un frère et d’une sœur que leurs ravisseurs obligeaient à avoir un rapport sexuel filmé : la preuve enregistrée de l’inceste devenait un moyen de chantage et de racket. Después de Lucia marque ainsi la cohérence d’une œuvre, avec ses thèmes insistants : l’intrusion de la caméra dans l’intimité, la violence sexuelle, le silence de l’incommunicable, ce qu’on ne peut pas dire. Mais si le film a été qualifié de fasciste, c’est aussi parce qu’il évoque suggestivement le cinéma de Pasolini, en particulier Salò ou Les Cent Vingt Journées de Sodome (1976). À sa manière propre, Salò mettait en place un dispositif de distanciation, non seulement par l'usage des références bibliographiques (Barthes, Blanchot, Klossowski, etc.), mais aussi cinématographiquement, en particulier lors les dernières scènes de mutilation, les plus insoutenables, qui sont filmées à travers des jumelles. Sainte et martyre expiatoire de la violence sacrificielle, Alejandra a quelque chose de pasolinien. Mais c’est ici dans la banalité quotidienne de la jeunesse contemporaine que cette figure cinématographique travaille. Quand, sur la plage à Veracruz, les violeurs alcoolisés pissent joyeusement sur Alejandra, on redescend dans le « cercle de la merde » de Salò. Il ne faudrait pas en conclure hâtivement que la jeunesse contemporaine est naïvement fasciste, il ne faudrait surtout pas se mettre à voir du nazisme partout, suivant la paranoïa réactionnaire et technophobe qui voit dans les réseaux sociaux un totalitarisme insidieux. En transposant le livre de Sade dans le contexte de l'Italie fasciste de 1944-45, Pasolini lui-même n'avait pas voulu limiter son propos à la dénonciation politique : la cruauté des tortionnaires fascistes n'est qu'un avatar d'une violence anthropologique plus profonde. De manière allégorique, Salò montrait aussi bien la marchandisation des corps dans la société de consommation, réduits à une matière disponible, « ressources humaines » d'une vaste entreprise d'assujettissement. À travers leurs différences, le capitalisme et le fascisme communiquent par leur volonté de puissance fondamentale. De même, dans le film de Franco, la violence n'est pas essentiellement attachée à son contexte social, mexicain, bourgeois ou juvénile. Les Cent Vingt Journées d'Alejandra constituent un martyr plus abstrait, qui allégorise la cristallisation des rapports de domination dans la vie ordinaire.

On mesure la réussite d’un essai esthétique à la nécessité de son style. Ici rien n’est gratuit. La forme du film est rigoureusement exigée par ce qu’il a à dire.

Frédéric Bisson

 

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