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Revoir : Spider  

Spider
(David Cronenberg, 2002)

Spider ou la Toile du virtuel

par Frédéric Bisson le 15.07.14

Une araignée est sans yeux et sans mémoire. Immobile sur sa toile, elle attend que quelque chose vienne la toucher. Suspendue à un bout, elle reçoit la moindre vibration qui se propage à son corps à travers les fils de soie. Elle ne réagit qu’à ces signes intensifs qui la font vibrer à distance. « Sans yeux, sans nez, sans bouche, elle répond uniquement aux signes, est pénétrée du moindre signe qui traverse son corps comme une onde et la fait sauter sur sa proie » (01).

 

Beckett contre Freud

 

Dans Spider (2002), la présence physique lourde et rigide de Dennis « Spider » Cleg (Ralph Fiennes) est précisément celle du corps de l’araignée sur sa toile. C’est un « corps sans organes » (CsO), un corps entièrement vibratoire, traversé d’ondes intensives. Sa pesanteur et sa rigidité sont l’envers de son excitabilité hypersensible aux signes qu’il ne cesse de déchiffrer, auxquels il ne cesse de réagir pour pouvoir bondir comme l’araignée sur sa proie. L’épaisseur des vêtements qu’il garde pour dormir, les quatre chemises qu’il porte les unes par-dessus les autres : ce sont là des enveloppes nécessaires qui protègent le corps des ondes trop cruelles qui le traversent. Par exemple, le gaz n’est pas seulement perçu comme une odeur volatile dans l’espace, c’est un affect, un flux d’intensité qui passe douloureusement dans la chair. L’odeur de gaz semble émaner du corps-même de Spider, qui se déshabille nerveusement, déboutonnant ses quatre chemises pour envelopper son abdomen de feuilles de papier journal protectrices comme des couches d’épiderme.

Cronenberg insiste sur le fait que Spider est un personnage beckettien. Dans le plan-séquence qui ouvre le film, à la sortie du train, il apparaît après que tous les autres voyageurs viennent de sortir dans un flux continu. Il apparaît comme une sorte de Vladimir ou d’Estragon, clochard au style singulier, à contretemps de la pulsation du temps social. La caméra qui remonte à contresens du flux des voyageurs arrête brusquement son mouvement sur lui. Il interrompt le flux. Dans les faubourgs de l’Est londonien, les rues où il erre sont désertes, servant de décor abstrait sur lequel se découpe son idiorythmie existentielle. Contre le spiritualisme psychanalytique, Cronenberg montre que le schizo est d’abord un corps, avec son armure de vêtements et l’idiotisme de sa démarche claudicante, sa valise et la grosse chaussette secrète cachée dans son pantalon, ses piétinements nerveux et sa manière pincée de tenir sa cigarette entre ses doigts jaunis de nicotine, son silence et ses marmonnements, ses cheveux en l’air à la Beckett.

Cronenberg suggère que Spider est un film plus beckettien que freudien, plus existentiel que purement psychologique. La psychologie de Spider n’est pas à chercher dans une « talking cure », dans un langage extrinsèque qui doublerait les images, comme c’est le cas dans A Dangerous Method (2011). Indépendamment de la qualité de ses interprètes, on pourrait dire que Dangerous Method est un film sans images : il ne pense pas cinématographiquement, c’est-à-dire en images, mais en dialogues. Il épouse ainsi formellement son objet, à savoir la méthode cathartique de talking cure définie par Freud, et que Jung expérimente sur le cas de Sabina Spielrein. C’est un film névrotique, hystérogène et moïque, où les pulsions et les désirs qui circulent dans le trio se regardent narcissiquement au miroir du langage qui les absorbe entièrement, comme Sabina se regarde jouir au miroir de se faire fesser par Jung à coups de ceinturon. Si la psychologie de Spider ne peut pour sa part s’absorber dans le langage, c’est parce que le film n’est plus dominé par le point de vue de l’ego névrotique ordinaire, mais entièrement déchiré et agencé par la logique de la psychose. La psychanalyse est faite pour les névrosés, elle ne peut que falsifier les productions de l’inconscient schizophrénique en les traduisant dans le langage impropre de la névrose. Dans Spider, la psychologie se situe ainsi dans les images elles-mêmes en tant qu’affects immanents. Le film n’a pas besoin d’être très bavard pour être éminemment psychologique. La toile d’araignée désigne d’abord cette immanence radicale, cette unité substantielle du psychologique et du corporel.

 

L’enquête mnésique : le bergsonisme de Spider

 

Spider met en scène une recherche, une enquête. Le point de départ de l’histoire est très simple : après de longues années d’internement psychiatrique, Dennis Cleg – surnommé « Spider » par sa mère dans son enfance – quitte l’asile pour un foyer de réinsertion, à l’Est de Londres. Mais débarque-t-il là par hasard, simple quantité négligeable du milieu asilaire ? Il ressemble à un inspecteur fou et autistique. La pension, tenue par l’acariâtre et humiliante Madame Wilkinson, est située dans le même quartier où Spider a passé son enfance. À l’occasion de son séjour, il mène une enquête assidue pour recomposer ses souvenirs et pour vérifier ses intuitions à propos de son histoire familiale. Cronenberg traite ainsi le voyage intérieur de manière presque policière, c’est-à-dire comme un déchiffrage des signes du passé que l’araignée capture en tissant sa toile de proche en proche, de la pension aux jardins ouvriers, de la maison d’enfance au pub et de l’usine à gaz à la pension. Si la mise en scène désertifie les rues, c’est précisément pour signifier que le lieu de l’enquête n’est pas le lieu physique, Kitchener Street, etc. Les déplacements de Spider sur les lieux ne sont que les vecteurs de déplacements intérieurs, anamnésiques. Le voyage schizophrénique est un voyage immobile.

Mais ce sont les mouvements intérieurs de la mémoire qui sont ainsi traités comme de véritables gestes et déplacements : Spider saute sur le plan de son passé, ne cesse de se téléporter dans le temps et de s’y mouvoir comme on se déplace dans l’espace. Le dispositif du film épouse rigoureusement cette logique : il matérialise le passé, lui donne une consistance sensible. Le film est en effet construit par flashs, dans lesquels Spider adulte coexiste avec lui-même en tant qu’enfant, assiste aux scènes familiales, conjugales ou extraconjugales comme un spectateur invisible et voyeur. Ce dispositif cinématographique est bergsonien. Comme l’a en effet montré Bergson, la mémoire n’est pas en nous, c’est nous qui nous mouvons en elle : nous ne nous souvenons pas des choses dans notre présent, nous nous en souvenons là où elles sont, dans le passé (02). Le passé coexiste avec le présent parce que le passé se conserve en soi. Comme le dit Spider dès le début du roman de Patrick McGrath, « le temps agrège les souvenirs aussi sûrement que le béton » (03). La présence physique de Spider dans son passé infantile exprime cette existence réelle du passé. La mémoire doit toujours commencer par se détacher du présent pour se « replacer d’abord dans le passé en général » (04), qui existe en tant que virtualité. Toute la dimension psychologique du souvenir, images, affects et fantasmes, ne s’actualise que dans un second temps, en condensant cette virtualité nébuleuse dans laquelle l’acte mnésique commence par s’installer. Rigoureusement mise en scène par Cronenberg, la coexistence du passé avec le présent est l’élément fondamental dans lequel les objets virtuels de la mémoire – la mère, le père, etc. – vont être répétés, repris, actualisés en différentes versions d’eux-mêmes, modalisés en images et affects. Le schizo vit au plus près du virtuel, au cœur battant de la mémoire. Contrairement à la définition de Minkowski, la schizophrénie n’est donc pas en toute rigueur une « perte de contact vital avec la réalité » (05), car le virtuel, sans être actuel, est cependant parfaitement réel. La fameuse « dissociation » schizoïde, avant d’être catastrophique, est d’abord cette coexistence simultanée du sujet à deux niveaux hétérogènes de réalité : virtuel et actuel.

Le carnet de Spider joue un rôle actif dans l’enquête. Il noircit ses pages de griffonnements cryptographiques illisibles, comme une écriture cabalistique de sorcière. Il trace des lignes, compartimente les notes. Son écriture, nerveuse et compulsive, est d’abord le moteur incantatoire des flashs. L’effort du geste d’écriture incarne dans un premier temps l’effort de la mémoire pour se replacer dans le virtuel, et le caractère cryptographique de l’écriture incarne la nébulosité vague du virtuel. Mais l’écriture est aussi, dans un second temps, le procédé de projection du passé sur le plan actuel, par laquelle le virtuel s’actualise en images de plus en plus claires et distinctes. Il constitue un appareil d’enregistrement des signes captés dans la mémoire. Le procédé d’écriture est comparable à celui du Festin nu (Naked Lunch, 1991) : la machine à écrire Clark Nova y est hallucinée comme le commanditaire insectoïde du rapport que William Lee doit écrire sur l’Interzone. L’hallucination chimique de la machine en cafard géant est certes le déclencheur du processus d’écriture littéraire, mais, en retour, l’acte de taper à la machine est l’échangeur entre l’Interzone hallucinatoire et la réalité actuelle. La machine projette les visions hallucinatoires sur le plan actuel du papier, en les enregistrant en phrases et en pages détachées qui en sont les images graphiques. Quand les avatars de Kerouac et Ginsberg lui rendent visite et trouvent les pages éparpillées dans sa chambre, Lee ne se souvient pas de les avoir écrites. C’est parce que l’écriture se situe précisément au point aveugle de transduction entre le virtuel et l’actuel, c’est-à-dire entre les différentes versions de Lee qui traverse ces niveaux de réalité. De manière analogue, le carnet de Spider fonctionne comme transducteur entre les différents niveaux de réalité, passé/présent, souvenir/fantasme, virtuel/actuel. L’écriture cryptique est comme l’écriture inconsciente de Lee.

Par la machine schizo d’inscription, les mots deviennent des choses. Comme l’odeur de gaz, les mots en effet ne sont pas que des étiquettes arbitrairement collées sur les choses qu’ils désignent. Ce sont des entités physiques, presque vivantes, des intensités qui émeuvent le corps à travers le temps. « Kitchener Street », « suivre le canal », « maman », etc. La berceuse « Douce nuit », chantonnée d’une voix faible par Spider, se met à vibrer en intensité : elle devient le grand chant malade du délaissement, conséquence fatale de la symbiose entre l’enfant et sa mère. Dans les flashs dont il est spectateur, Spider répète certains mots prononcés par les protagonistes, comme une sorte d’incantation magique, et il les inscrit dans son carnet : « pour toi », « gin orange ». L’écholalie de Spider épouse rigoureusement à son tour le dispositif de mise en scène de la mémoire : si les mots sont répétés, c’est parce que le sens préexiste aux mots qui le représentent. Le sens est au langage ce que le passé est aux souvenirs-images ; de même que nous nous installons d’abord dans le passé pour pouvoir le traduire en images mentales, de même nous nous installons d’abord dans le sens pour comprendre les phrases et les phonèmes qui en reflètent l’image sonore ou graphique.

 

Typologie des flashs : images-souvenirs et images-fantasmes

 

Quelle est exactement la nature de l’enquête ? Spider semble s’inscrire dans le lignage des grands films d’anamnèse psychanalytique, Marnie (1964) de Hitchcock ou Soudain l’été dernier (1959) de Mankiewicz. En apparence, le film est une vaste recollection d’une mémoire fragmentaire, dispersée comme les pièces d’un puzzle. Quel est le statut ontologique des images-flashs ? On pourrait à première vue les tenir pour des flashbacks, constitutifs d’images-souvenirs. Il est certain que certains fragments de souvenir sont de cet ordre, quand par exemple l’enfant va chercher son père au pub et rencontre les trois prostituées délurées qui le malmènent en riant grassement. Mais les images-souvenirs ne cessent en même temps d’être troublées par d’autres puissances et par d’autres types d’images, images-affects (les dents et le rire de la prostituée blonde qui montre son sein à Spider), images-fantasmes, images-rêves. L’apparente uniformité des flashs dissimule en réalité une disparité d’images, dont il faut essayer de dresser une typologie. D’un point de vue strictement formel, il y a d’abord au moins deux types distincts d’images-flashs, type A et type B :

(A) scènes d’enfance où Spider est dédoublé entre l’adulte observateur et l’enfant observé dans ses relations avec ses parents ;

(B) scènes qui se situent à l’époque de l’enfance de Spider, mais d’où Spider enfant est absent. Dans ces flashs, Spider adulte est présent et inscrit ce qu’il voit dans son carnet, comme par exemple au pub Dog & Beggar, scènes entre son père et la prostituée Yvonne ou entre ses parents.

Dans le premier flash (type A), Spider adulte observe de la fenêtre de la cuisine un échange entre son double infantile et sa mère qui prépare le dîner. Il anticipe les mots de l’enfant dans une sorte de pré-écho : « le dîner n’est pas prêt », murmure-t-il en réponse à sa mère qui envoie l’enfant chercher son père au pub. Dans tous les flashs, l’observateur de la scène est en retrait, présent dans le champ, mais invisible à ceux qu’il observe, même quand ils le frôlent. Sa présence est ambiguë : elle n’est en effet pas purement spectrale ou immatérielle. Il est là, en chair et en os, il peut toucher et entrouvrir les rideaux de la cuisine, entrer dans la maison, s’assoir dans un coin. Il évite parfois de justesse son père qui passe. Il se matérialise sur la scène du souvenir. Anticipant les mots de son double infantile, Spider n’a pas besoin d’écrire, il ressemble au souffleur d’une pièce de théâtre dont il connaîtrait d’avance le scénario.

Au contraire, dans les flashs de type B, le double infantile est absent, et c’est dans ces flashs que se déroule l’enquête proprement dite. Spider voit alors ce qui se passe en l’absence de l’enfant, entre ses parents, entre son père et Yvonne. Il ne peut plus anticiper les mots, il répète ceux qu’il retient comme signes et les inscrit dans son carnet. La répétition s’inverse, son centre se déplace : l’écholalie se substitue au pré-écho. L’écholalie n’est pas qu’un tic psychologique ou une stéréotypie psychotique, elle est le procédé physique d’enregistrement des signes. Par la répétition, le langage réfléchit l’affect qui le fait vibrer, le sens se dépose dans les mots qui l’actualisent. Dans les flashs-A, la répétition était théâtrale : les mots n’étaient soufflés au moi passé que parce qu’ils répétaient le Même, dans une fusion affective moïque ou une boucle atemporelle entre l’enfant et l’adulte. Spider répète Spider. Dans les flashs-B, la répétition langagière devient au contraire active, elle ne répète plus le Même, elle opère une différenciation : elle sélectionne dans le passé les signes sensibles et fait passer ses intensités dans sa toile. Cette fois, Spider ne se répète plus lui-même, il répète les autres, son père, sa mère, Yvonne. Il semble découvrir quelque chose. La répétition du passé n’est pas une simple fixation, elle est ce qui permet de prospecter dans le passé. C’est pourquoi le carnet est nécessaire à la répétition prospective de l’enquête.

Mais ces espaces d’absence de l’enfant n’en sont pas moins hantés par sa subjectivité. Le premier flash-B, quand le père et la mère sortent au pub sans leur fils, est précédé par un plan sur l’enfant : après leur départ, il a monté l’escalier en vitesse pour pouvoir les regarder sortir par la fenêtre de sa chambre. Il les voit s’embrasser et se caresser impudemment dans l’arrière-cour, puis se détourne brusquement de la scène et s’assoit par terre, en proie à une frustration mêlée de colère haletante. Le gros plan affectif sur le visage de Spider enfant ouvre l’espace fantasmatique de l’image de type B. En ce sens, Spider adulte qui suit les parents dans le pub est le détective télécommandé par l’enfant absent, le voyeur de son fantasme. Les scènes de type B ne peuvent certes pas avoir été totalement fantasmées par l’enfant. Par exemple, la scène sous le pont, où Yvonne masturbe le père de Spider, est sexuellement trop explicite et d’un langage trop cru pour être une projection d’enfant : elle témoigne d’un réinvestissement postérieur du fantasme infantile, filtré et remanié par l’imaginaire de l’adulte. D’ailleurs, quand on revoit le père adossé contre le mur du pont après l’acte sexuel, c’est Spider qui a pris sa place dans le fantasme, et c’est lui qui répond à Yvonne qui le presse de rentrer pour se mettre au chaud. Cette identification angoissée du fils avec la position masculine de son père ne saurait être un fantasme œdipien de Spider enfant, elle n’est possible qu’entre adultes. Plutôt qu’une pure et simple fixation archaïque au scénario infantile, les scènes de type B manifestent ainsi une connivence entre les doubles. Elles se situent dans une zone d’indiscernabilité entre le fantasme infantile et sa reconstruction adulte. Le fantasme est à la fois dominé par le scénario infantile, et réélaboré par l’adulte pour correspondre à une version réaliste des relations sexuelles et amoureuses.

Suivant cette dualité A/B, il est dans un premier temps facile d’établir la typologie suivante : les flashs de type A sont des images-souvenirs, les flashs de type B sont des images-fantasmes. Mais la différence entre les deux types de flashs est très vite troublée par les effets de mise en scène. La même actrice (Miranda Richardson) joue deux rôles différents, à la fois celui de la mère de Spider, en version brune et distinguée, et celui d’Yvonne, en version blonde et vulgaire, à la sexualité extravertie. La première fois que le jeune Spider rencontre Yvonne au pub, dans le premier flash A, elle n’est pas jouée par Miranda Richardson : la femme qui l’agresse en exhibant son sein est encore indépendante de la mère, extérieure à la triade œdipienne. Ce n’est que lors de sa deuxième apparition, en flash B, quand les parents sont au pub, qu’Yvonne a insidieusement pris le visage de la mère, tout en conservant les manières expressives de la prostituée. Elle prend le visage de la mère après que la mère est apparue au jeune Spider comme sexuée et désirable, embrassée par le père dans l’arrière-cour. En ce sens, la substitution des visages serait une association psychique défensive effectuée par l’enfant : pour se défendre contre l’idée insupportable que sa mère existe hors de son propre désir, c’est-à-dire l’idée qu’elle existe comme désirable pour le père, l’enfant projette la féminité de sa mère hors d’elle, en une version dépravée et monstrueuse de la sexualité.

 

Psychanalyse de Spider

 

« Spider », ce surnom est en lui-même une négation du nom du père, puisque Dennis l’a reçu de sa mère en référence à une histoire qui date de quand elle était jeune fille. Dans la cuisine, le fils demande toujours à sa mère la même histoire, sur laquelle il a construit son identité pathologique : quand elle était jeune fille, elle se promenait en vélo dans les champs, et elle aimait regarder les cocons de soie tissés par les araignées, qui faisaient comme des nuages de mousseline dans les arbres. En s’approchant, on pouvait y voir les poches d’œufs ; après avoir fait son travail, l’araignée s’en va pour mourir, « toute sèche et vide ». Cette histoire dit le désir de Spider : il désire une mère-araignée qui lui soit entièrement dévouée, qui lui donne un amour total, jusqu’à en mourir. La mère idéalisée apparaît comme étant d’autant plus virginale et immaculée qu’elle se détache par contraste de son double impur et hypersexué. L’image-affect de la prostituée joue le rôle de point d’appui à la projection, l’agressivité du désir parental exhibé devant l’enfant dans l’arrière-cour répétant l’agressivité exhibitionniste d’Yvonne. Cette première scène traumatique de la prostituée au pub Dog & Beggar est typiquement une image-affect : ses dents et son rire y sont comme grossis et amplifiés, affectivement saturés. Le visage de la prostituée s’absorbe entièrement dans ces zones intensives, dents et bouche, qui en défont l’humanité. Dans la suite du film, le fantasme ne cesse de pénétrer dans le souvenir : c’est désormais dans tous les flashs qu’Yvonne porte le visage de la mère, recouvert de son masque de vulgarité. Si bien que le statut même des images-souvenirs devient incertain. Il n’y a plus de souvenir pur, séparé des affects et des fantasmes.

Dans sa fameuse psychanalyse de l’Homme aux loups, Freud a établi une chaîne signifiante allant de l’émoi fondamental de la scène primitive bestiale pour l’enfant à sa phobie du loup, en passant par l’angoisse suscitée par une illustration du conte Le loup et les sept chevreaux. Lors de la cure, le patient se souvient avoir connu à l’école une peur paralysante d’un maître de latin autoritaire nommé Wolf. Dans une note, Freud évoque l’hypothèse selon laquelle la peur du loup aurait pu être issue de ce professeur portant le nom du loup (Wolf), et ainsi projetée rétrospectivement dans l’enfance : en prenant appui sur le souvenir de l’illustration du livre de contes, cette peur aurait causé le fantasme de la scène primitive (06). Si Freud ne retient pas cette hypothèse, elle indique du moins que la psychè n’obéit pas à une causalité strictement linéaire, elle est plutôt un dynamisme où les temps interfèrent et se sédimentent les uns sur les autres. Comme le commente Lacan à propos de ce cas, Freud cherche certes à dater et à objectiver la scène primitive comme cause ultime de la phobie, mais en même temps il explore « toutes les resubjectivations de l’événement qui lui paraissent nécessaires à expliquer ses effets à chaque tournant où le sujet se restructure, c’est-à-dire autant de restructurations de l’événement qui s’opèrent, comme il s’exprime : nachträglich, après coup » (07). Autrement dit, la cause ultime n’est jamais complètement figée dans le temps, elle ne commande pas les angoisses et les névroses ultérieures sans en même temps subir leur rétroaction, ni sans rejaillir rétroactivement sur ce qui la précède. L’Homme aux loups a vu sa mère à quatre pattes et son père dressé derrière elle, dans une posture sexuelle animale associée à l’image du conte, mais cette scène traumatique a en même temps été resubjectivée à chaque tournant de sa structuration psychique ultérieure, par les sédimentations successives des autres affects qui ont après coup renforcé et cristallisé son influence fantasmatique.

De manière analogue, la scène primitive de l’arrière-cour pour le jeune Spider rejaillit sur le choc antérieur de la rencontre au pub avec Yvonne, avec lequel il l’associe. Puis elle gagne en agressivité sexuelle à mesure même de l’évolution psycho-sexuelle de l’adulte, sous l’influence des désirs ultérieurs qu’il ne connaissait pas alors qu’il était enfant. Le flash-A de l’enfant à la fenêtre subit les réinvestissements sexuels dont les flashs-B sont porteurs. La scène primitive n’est donc pas une cause isolable dans un passé figé d’où elle irradierait le présent. Dans Spider, certains flashs spécifiques sont précisément situés au-delà du temps de l’enfance, pendant la période d’internement de Spider : lors d’un après-midi à la campagne, accompagné de deux autres pensionnaires, on le voit regarder une carte porno, caresser de ses doigts jaunis le corps et les seins glacés de la photo, et le visage de la femme nue devient sous ses doigts celui d’Yvonne. Ce flash constitue précisément une resubjectivation de l’événement infantile. Peut-être autant que la sexualité outrancière d’Yvonne a conditionné l’image de la féminité chez Spider, on peut dire en ce sens que son éveil sexuel adulte a rétroctivement réinvesti sexuellement la féminité d’Yvonne. Si l’enfant et l’adulte coexistent cinématographiquement dans les flashs-A, ce n’est pas une négation du temps, une simple fixation au passé infantile, c’est parce que l’enfant et l’adulte entretiennent une action réciproque l’un sur l’autre. L’enfant transmet à l’adulte les complexes dont l’adulte réélabore la matière, dans une ambivalence fondamentale entre la phobie et le désir.

L’enquête de Spider semble dans un premier temps aboutir, au milieu du film, au moment où survient une première révélation sur la mort de la mère. Selon ce premier scénario, la mère réelle de Spider aurait été assassinée par son père, d’un violent coup de pelle, alors qu’elle l’aurait surpris une nuit en train de copuler sauvagement avec sa maîtresse dans leur cabane des jardins ouvriers. Cet assassinat est vu par Spider en flash-B : le coup de pelle, les rires gras et alcooliques d’Yvonne, l’indifférence totale des amants à l’égard de la mère, son enterrement dans le jardin. Toutes les pièces du puzzle mnésique de Spider, qui étaient d’abord éparpillées, semblent alors s’assembler entre elles de manière cohérente. On comprend rétrospectivement pourquoi, à son arrivée dans le quartier, il avait commencé par se rendre aux jardins et par s’allonger à même la terre en pleurant sa mère, à l’endroit où elle aurait été enterrée des dizaines d’années auparavant. Puis le récit s’embraye sur cette révélation, en relayant aussitôt le flash-B par flash-A, dans un circuit apparemment parfait entre la vision rétrospective de l’adulte et l’expérience passée de l’enfant : à la maison, le père aurait remplacé sa défunte épouse par sa maîtresse, que le jeune Spider découvre le lendemain matin du meurtre, endormie dans le lit conjugal, dans sa présence nue et charnelle, ivre encore de la beuverie de la veille. Yvonne va dès lors chercher à jouer auprès de Spider le rôle domestique de mère, soutenue en cela par le père qui, étrangement, ne parvient pas à comprendre la soudaine aversion de son fils pour elle.

Jouée par la même actrice en version vulgaire, cette mère de substitution est un avatar de la féminité monstrueuse que Cronenberg a souvent mise en scène dans ses précédents grands films. Yvonne en tant que mère est en effet une nouvelle figure de la mère mutante. Les grossesses haineuses spontanées et exo-utérines de Nola Carveth dans Chromosome 3 (The Brood, 1979) ou la grossesse impossible de Claire Niveau, la mutante à l’utérus « trifidé » de Faux-semblants (Dead Ringers, 1988)étaient des figures d’une maternité monstrueuse. Les femmes mutantes des précédents films étaient déjà des corps psychiques, leurs excroissances et malformations constituaient des somatisations fantastiques d’un complexe psychologique ; dans Spider, la mutation monstrueuse prend une autre forme : la mère entre dans un devenir imperceptible aux yeux de son entourage, elle se met à différer d’elle-même sans changer de visage, elle change de manières et de style sans changer plastiquement, son corps se sensualise et se sexualise tout en restant le même. La sexualité comme monstruosité avait été initiée par la scène primitive de l’arrière-cour, le père se ruant sur la mère et la collant contre le mur dans un bondissement animal. La substitution d’Yvonne à la bonne mère constitue une rationalisation de cette agressivité sexuelle, inassimilable par la psyché symbiotique de l’enfant-araignée, incompatible avec son image asexuée de la mère.

 

Anamnèse et résistance

 

Selon toute vraisemblance, Spider est le récit d’une anamnèse psychanalytique : l’enquête trouve son climax dans le retour du refoulé sur lequel se sont édifiés les mécanismes de défense psychique de Dennis Clegg. Dans son enquête, Spider semble d’abord tirer les ficelles d’une toile entièrement subjective. C’est lui qui manipule les souvenirs comme, enfant, il manipulait habilement les ficelles. L’araignée n’est pas vraiment un modèle d’enquêteur ; selon le mot célèbre de F. Bacon, elle n’est pas comme la fourmi empiriste qui fait ses provisions dans le monde, elle est au contraire idéaliste et dogmatique, elle « ourdit des toiles dont la matière est extraite de sa propre substance ». Mais en réalité le film développe deux modèles bien distincts, qui obéissent à deux régimes différents de la mémoire : la Toile et le Puzzle. La toile d’araignée et le puzzle se superposent l’un à l’autre dans une scène remarquable d’inquiétante étrangeté. Dans un flash à l’hôpital psychiatrique, un pensionnaire a cassé une vitre dans un accès de violence. Spider en subtilise un long morceau effilé, avec lequel il songe un instant à s’ouvrir les veines, avant de le ramener au directeur de l’hôpital. Ce morceau devient alors la dernière pièce manquante d’un puzzle de verre en forme de toile d’araignée qu’a réalisé le directeur. Tout est recollé. L’enquêteur-araignée semble ainsi à la pension Wilkinson tisser sa toile comme on recolle avec cohérence les morceaux d’un puzzle mnésique.

Mais cette superposition entre les deux modèles est trompeuse : en réalité, la toile n’est pas le puzzle subjectif du souvenir. C’est seulement dans le scénario défensif de Spider que les deux modèles s’identifient l’un à l’autre. Le souvenir-écran du puzzle-toile de verre à l’asile est une image-rêve, une reconstruction onirique par laquelle Spider donne une caution psychiatrique à son enquête. Le souvenir-écran de l’asile est une formation de compromis entre le refoulé et le mécanisme de défense, qui opère par déplacement. Le puzzle de mouette sur lequel il passe des heures dans la pension Wilkinson est bleu comme la chemise de nuit de sa mère, dont il a le souvenir dans un flash. La couleur bleue est ici pour Spider un peu comme la couleur rouge pour la Marnie de Hitchcock. « Ça ne va pas », répète Spider qui s’énerve sur le puzzle et finit par en jeter toutes les pièces par terre dans un accès de colère. Qu’est-ce qui ne va pas ? L’image-souvenir de la chemise de nuit bleue ne s’emboîte pas dans le puzzle du scénario fantasmatique de Spider, elle contrarie la cohérence du fantasme de la maman-araignée virginale. La chemise de nuit a en effet été achetée pour plaire au père. La mère virginale se regarde narcissiquement au miroir, elle se sourit et se plait à elle-même en tant qu’image réifiée du désir sexuel masculin. La Toile déborde et trouble le Puzzle mnésique : la chemise de nuit bleue est un signe émis par la mère, qui touche à distance le corps vibratoire de Spider.

Quel est donc le refoulé ? Ce n’est pas la révélation du milieu du film. Cette première version de la mort de la mère agit plutôt comme un leurre, elle constitue précisément le scénario défensif de Spider contre le véritable refoulé, dont le retour brutal est placé à la fin du film. La première révélation ne suscite aucune émotion chez Spider, elle ne fait que confirmer ce dont il était déjà persuadé dès le début, quand il s’est allongé dans le jardin ouvrier. Au contraire, le film culmine dans une seconde révélation, dont la mise en scène émotionnelle exprime son statut de véritable anamnèse. Selon cette ultime et véritable révélation, c’est le jeune Spider qui, en jouant de ses ficelles pour actionner de sa chambre la manette de la gazinière, a intentionnellement tué sa mère, par intoxication au gaz. Il aurait ainsi tué sa mère-araignée chérie, parce qu’il ne la reconnaissait pas dans les manières et le style de celle qu’il voyait comme un double de substitution. Ainsi semble tout à coup s’expliquer l’hallucination olfactive panique de Spider adulte à la pension Wilkinson, quand il croyait sentir le gaz émaner de son corps. Ainsi s’explique aussi l’incompréhension du père qui se heurtait au délire de son fils l’accusant de meurtre : la mère n’avait muté qu’aux yeux malades du fils, qui avait projetée la sexualité de sa mère dans le double vulgaire qu’il lui avait substituée.

Quelle est donc la « vraie » mère de Spider ? Quand il voit sa mère morte après l’intoxication au gaz, c’est le visage de la mère brune qu’il voit soudain, alors qu’il vient de tuer la mère blonde. La mère qui meurt, c’est la mère idéale qu’il fantasme. Dans ce dernier flash, la mère ne change de visage que quand Spider enfant se change en Spider adulte. Quel est le statut de ce flash ultime ? Il se distingue formellement de tous les autres. À la différence de tous les autres flashs-A, c’est le seul où Spider enfant n’est pas redoublé par Spider adulte, où le dispositif de redoublement fait place à une soudaine substitution. En se substituant à lui, l’adulte voit soudain ce que l’enfant a fait, avec son regard propre d’adulte, et non plus avec le regard de l’enfant auquel il était jusqu’à présent entièrement empathique. Au lieu des images-souvenirs de type A, ce dernier flash constitue ainsi ce que Bergson appelle un souvenir pur. Ce n’est plus la subjectivité qui imagine et façonne son objet, c’est au contraire le sujet qui se transporte sur le plan objectif du passé. L’anamnèse cathartique semble avoir fonctionné : la projection fantasmatique qui recouvrait la mère réelle comme un masque vient de tomber. Après cette anamnèse, une voiture vient chercher Spider en bas de la pension Wilkinson. À sa manière sobre, cette scène ressemble un peu à la révélation dans Shutter Island (2010) de Scorsese : comme le docteur Sheehan s’est prêté au délire d’Andrew Laeddis en le laissant jouer le rôle d’un enquêteur débarquant sur Shutter Island, le directeur de l’asile semble avoir délibérément laissé Spider revenir sur les lieux de son enfance pour qu’il mette son scénario de déni défensif à l’épreuve de la réalité et qu’il puisse ainsi intégrer sa culpabilité meurtrière à son moi conscient. Il peut maintenant ramener Spider à l’asile.

Avant la révélation finale, un troisième type de flash (appelons-le flash-C) était survenu dans la dernière partie du film. Fuyant le couple meurtrier, Spider s’était réfugié dans la cabane du jardin ouvrier, où son père vient le chercher. Après le retour de l’enfant fugueur à la maison, Yvonne a préparé un dîner de réconciliation : souriante et fière, elle sert une anguille crue au père qui se régale d’avance et jette un clin d’œil complice à son fils. Juste après cette scène, le montage cut montre Spider allongé sur son lit dans la chambre de la pension : on comprend alors que le dîner de réconciliation était une image-rêve, mêlée à l’image-souvenir de la discussion avec le père dans la cabane du jardin ouvrier. L’anguille est un symbole onirique ouvertement sexuel, et la complicité du père envers son fils un nouveau signe du désir viril contre lequel se défend la psyché du fils. Mais le retour habituel des flashs-A ou B à la réalité actuelle va cette fois être perturbé par un type de flash tout à fait nouveau, qui va accélérer et précipiter l’enquête. Spider vient d’être brusquement sorti du sommeil par la voix de Madame Wilkinson qui, à son habitude, fait le tour des chambres pour réveiller ses pensionnaires. En ouvrant sa porte, elle lui apparaît sous les traits d’Yvonne en fourrure, une bouteille de gin à la main. L’image-flash n’est alors plus suscitée par l’écriture, elle semble s’émanciper du procédé actif de l’enquête. Ce n’est plus le sujet actuel qui fait l’effort de se replacer sur le plan du virtuel, c’est au contraire l’image virtuelle qui pénètre soudain dans la réalité actuelle, par effraction, comme l’avait préfiguré l’odeur de gaz. Ce flash-C représente l’invasion psychotique du virtuel dans l’actuel.

Tout s’accélère. En réaction à cette hallucination, Spider hébété descend l’escalier pour vérifier sa vision : Madame Wilkinson, assise à son bureau, n’a plus son visage. Elle a été remplacée par Yvonne, qui adopte cependant le ton autoritaire et la manière sèche de la gérante. Remontant fébrilement jusqu’à sa chambre, il déchire les pages de son carnet. Le transducteur est détruit, comme la machine à écrire en pièces dans Le Festin nu. Puis il collecte en ville les cordes et les fils avec lesquels il s’apprête à répéter l’acte traumatique de son enfance. Dans sa chambre, le flash-C psychotique atteint son paroxysme dans une scène hallucinatoire où Madame Wilkinson prend cette fois les expressions de visage typiquement vulgaires d’Yvonne pour venir fouiller Spider qui a dérobé ses clés. Quand Madame Wilkinson descend l’escalier de la pension, elle change de visage dans le bref interstice où elle est regardée d’une porte à l’autre. L’enquête de Spider change alors de forme : il va chercher les indices non plus dans le passé virtuel, mais dans le présent actuel, dans la chambre de Madame Wilkinson, où il trouve dans la penderie le fameux manteau en fourrure d’Yvonne. La proie de l’araignée devient alors Madame Wilkinson, et l’enquête semble pour Spider devoir se clore par l’action, par le passage à l’acte homicide. Est-ce que Spider répète parce qu’il refoule, obéissant à la compulsion de l’instinct de mort ? Le flash-C est le prolongement et l’écho du scénario infantile dans le présent : Yvonne remplace Madame Wilkinson comme elle a remplacé la mère du petit Dennis. Le film monte en alternance le matricide de l’enfant et le meurtre que l’adulte prémédite à la pension. Le retour du refoulé survient au moment où, replié sur son scénario défensif, Spider est sur le point de répéter avec la gérante le matricide de son enfance. Le scénario défensif tombant avec le flash cathartique, Madame Wilkinson retrouve en même temps son vrai visage.

Du retour du refoulé, on pourrait également déduire que la vraie mère n’est pas la bonne mère nourricière, mais plutôt la mauvaise mère, vulgaire et alcoolique, qui lui fait des toasts desséchés, et dont il dénie le statut de mère. Comme dans Mulholland Drive (2001) de David Lynch, le début du film fonctionnerait alors à son tour comme un leurre. La mère-araignée qui nous est présentée depuis le début n’est pas la vraie mère, mais son substitut idéalisé, et la mère vulgaire de substitution serait en fait la vraie mère. Quand la bonne mère cherche son mari au pub, la nuit où Spider croit qu’elle va être tuée, elle croise un homme qui la prend de haut : cet homme est celui qu’on a vu descendre de chez la prostituée dans un précédent flash. Dans le pub, il lance sous les rires moqueurs : « elle cherche son mari ; Bill, ta bourgeoise ! ». Cette scène est difficile à comprendre, à moins de supposer que la femme que l’on voit n’a le visage d’une bourgeoise élégante qu’aux yeux de Spider, tandis que pour tout le monde elle est une demi-putain éméchée et pathétique que l’on traite ironiquement de bourgeoise.

Mais le flash cathartique demeure psychanalytiquement ambigu. Si la morte prend le masque de la bonne mère, c’est que le déni n’a pas été surmonté. La mort de la mère idéale donne raison au scénario fantasmatique de l’enfant : celle qu’il fantasme comme sa vraie mère a été remplacée par une autre, par une version monstrueuse d’elle-même. La mère qui meurt, ce n’est pas la mère réelle, c’est la maman-araignée de l’histoire œdipienne, celle qui s’est entièrement donnée à son fils. Elle meurt de dessèchement, après avoir donné toute sa soie pour le cocon de sa progéniture. Sa mort n’est alors plus vraiment un meurtre, mais s’inscrit dans la logique du fantasme narcissique de substitution. Sa mort la rend d’autant plus aimable et rend la mère réelle d’autant plus détestable. Le sourire final de l’enfant dans la voiture exprimerait la pérennité de la fixation infantile, comme la dernière phrase de Teddy Daniels-Andrew Laeddis dans Shutter Island exprime qu’il n’est peut-être pas vraiment sorti de son délire. L’enfant est resté le père de l’adulte, l’adulte n’a pas surmonté son complexe arachnéen. Telle serait le sens psychanalytique du dispositif filmique de Cronenberg : le temps n’existe pas dans l’inconscient, l’adulte et l’enfant coexistent et se superposent l’un à l’autre. L’anamnèse continue de se heurter à la résistance psychique.

 

Contre la psychanalyse : le processus filmique de virtualisation

 

Parvenus à ce point de reconstitution, il faut cependant se souvenir de l’avertissement exprès de Cronenberg : son film n’est pas freudien. Le dispositif des flashs déjoue en effet la lecture psychanalytique. Les flashs dans Spider ne sont pas des flashbacks comme dans Soudain l’été dernier. Le flashback au cinéma est une manière de recomposer une trame narrative linéaire dans une réalité homogène. Au contraire chez Cronenberg, l’utilisation des flashs atteint un nouveau régime de sens, irréductible aux codes du cinéma classique. Les flashs chez Cronenberg ne cessent de défaire l’homogénéité des images. Le film ne cesse de troubler la frontière entre l’actuel et le virtuel. Il déconstruit ainsi l’idée d’une identité substantielle de la mère, d’une identité-substrat, qui serait sous-jacente aux projections fantasmatiques de la psychè du fils. La putain n’est pas le masque de la bourgeoise élégante et attentionnée, pas plus que la bourgeoise ne serait le masque de la mère vulgaire et alcoolique. On ne peut faire tomber les masques sur un visage ultime. La réalité de la mère n’est jamais purement actuelle. La vraie mère n’est ni la bourgeoise, ni la putain. Les deux mères sont réelles sans être actuelles, virtuelles. En passant d’un flash à l’autre, la mère actuelle est sans cesse virtualisée par les rôles qu’elle joue. C’est ce que suggère le générique du film : les taches du fameux test de Rorschach (le papier-peint de la maison) sont des formes actuelles ouvertes, riches d’énergie potentielle pour la cristallisation du virtuel avec l’actuel. La mère actuelle est ainsi la surface de cristallisation avec les virtualités multiples dont elle ne cesse d’émettre des signes. Par son rouge à lèvres et sa chemise de nuit bleue, c’est la mère « idéale » qui exprime un désir sexuel pour le père. La lutte entre la maman-araignée et la putain aux dents de requin n’est pas un fantasme, elle est inhérente à la mère elle-même. De même, Madame Wilkinson n’évoque pas Yvonne par hasard, mais parce que les deux rôles se compénètrent par leurs caractères intrusif et castrateur. Ce sont les êtres eux-mêmes qui sont hantés de contradictions microphysiques. Les incompossibilités existent dans les êtres eux-mêmes.

Il n’y a pas un seul et même visage pour jouer trois personnes différentes, la mère, Yvonne et Madame Wilkinson. En réalité, les rôles passent les uns dans les autres. Yvonne joue à être une mère nourricière qui fait des toasts à son fils, et réciproquement, c’est la mère qui joue la putain en se mettant du rouge à lèvres, en gloussant dans l’arrière-cour sous la caresse du père, et en essayant lascivement la chemise de nuit en soie. De même, Madame Wilkinson s’imite elle-même avec le visage d’Yvonne, puis c’est Yvonne qui imite caricaturalement Madame Wilkinson imitant Yvonne, à moins que ce soit la mère qui les imite toutes les deux ou qui imite l’une imitant l’autre. Depuis le début, la tenue altière de la mère elle-même était déjà surjouée, autant que la vulgarité d’Yvonne. Elle s’imitait déjà elle-même, dans une duplicité irrémédiable. Tout le monde joue faux. Il n’y a pas d’identité qui coïncide pleinement à soi-même. Il n’y a plus d’original, mais seulement des imitations d’imitations. La puissance de la répétition psychique est plus profonde que l’instinct de mort : selon le mot de Deleuze, ce n’est pas parce que Spider refoule qu’il répète, c’est au contraire parce qu’il répète qu’il refoule (08). Chaque version de la mère est déjà une répétition qui se différencie par rapport aux versions qu’elle répète. Tout le film est ainsi un système de la répétition, non du refoulement.

Même Spider ne se répète jamais lui-même à l’identique. Dans les flashs-A, la répétition théâtrale du souvenir-image est déjà une différenciation, un devenir-enfant de l’adulte. Il serait simpliste d’infantiliser le schizo en considérant qu’il reste enfant, fixé à une complexion infantile de sa psyché. Spider devient enfant, comme seul un adulte peut le devenir. Cette virtualisation des identités prolonge celle du Festin nu. Comme Burroughs s’est fermement défendu d’être homosexuel, les différentes identités sexuelles de Lee (hétéro, homo) étaient en effet autant de déguisements dans sa mission littéraire d’infiltration des dispositifs de pouvoir ou de contrôle. Spider devient enfant et sa mère devient putain exactement comme Lee devient homo. Lee traverse les différents plans de réalité sous différentes identités sexuelles de façade avec lesquelles il ne se confond jamais. Joan était déjà comme la mère de Spider, dédoublée en deux versions sexuelles d’elle-même, Joan Lee/Joan Frost, la chasteté bourgeoise et la sensualité débauchée de l’une et de l’autre passant l’une dans l’autre dans un entrelacs fondamental dont l’écriture littéraire était le nœud.

 

Il n’y a pas d’araignée sur la Toile

 

Cette réinterprétation doit finalement conduire à réviser le statut du modèle de la Toile. Spider n’est pas le sujet d’énonciation des images, qui tirerait les fils de sa toile subjective comme un marionnettiste fou ou comme un metteur en scène. C’est la narration elle-même qui est objectivement arachnéenne : une toile d’araignée en train de se tisser sous nos yeux. Quelle est la raison du dispositif filmique de dédoublement de Spider, enfant/adulte ? Ce n’est pas seulement une manière d’épouser visuellement la dissociation schizoïde. Si Spider adulte est incorporé au champ visuel de sa mémoire, c'est précisément parce que ces images ne sont pas les objets intentionnels d’une subjectivité souveraine, même malade ou détraquée. S’il est visible dans le champ, c’est parce que le champ virtuel de la mémoire le déborde, parce qu’il est lui-même pris dans la Toile où les souvenirs sont suscités. On pourrait vouloir maintenir la mère en position centrale et arachnéenne : c'est elle qui, ultimement, paraît régir la toile subjective et transmettre à son fils son complexe d'araignée sans père. Mais en réalité il n'y a pas de mère ultime, la maman-araignée est déjà virtualisée par les flashs qui la répètent. La narration est finalement décentrée, asubjective : il n'y a personne au centre de la Toile, il n’y a que des vibrations et résonances entre virtualités qui ondoient sur les fils. C’est encore l’éthologue qui parle le mieux du statut autotélique de la Toile : « Lorsque l’araignée tisse sa toile, les différentes étapes de cette opération, par exemple la construction du cadre étoilé, pourraient être considérées à la fois comme un but et comme un motif. C’est la toile, non la mouche, qui est à proprement parler le but de la toile. Mais la mouche forme contrepoint et motif dans la construction de la toile » (09). Plus profondément qu’un puzzle anamnésique et psychanalytique, Spider est un grand film sur le virtuel, sur la puissance autonome et expansive de la Toile du virtuel.

 

 

Notes :

(01) G. Deleuze, Proust et les signes, PUF, 1964, p. 218.

(02) G. Deleuze, Le bergsonisme, PUF, 1966, p. 51-52. Ce commentaire de Bergson est repris tel quel dans Cinéma 2, L’Image-Temps, Minuit, 1985, p.129-130.

(03) P. McGrath, Spider, Calmann-Lévy, 2002, p. 13.

(04) H. Bergson, Matière et Mémoire, PUF, 1939, p. 148.

(05) E. Minkowski, La schizophrénie, Payot, 2002, p. 171 sq.

(06) S. Freud, Cinq psychanalyses, PUF, 1954, p. 352.

(07) J. Lacan, Écrits I, Seuil, 1966, p. 254-255.

(08) G. Deleuze, Différence et Répétition, PUF, 1968, p. 29.

(09) Jacob von Uexküll, « Théorie de la signification », in. Mondes animaux et monde humain, Denoël, 1965, p. 155.

 

Frédéric Bisson

 

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