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Éclipses N° 72 : Clint EASTWOOD, l'épreuve du temps
Consacré à Clint EASTWOOD, le volume 72 de la revue ÉCLIPSES est actuellement en cours d'impression. Il sera très prochainement disponible sur ce site (en version imprimée et aussi en PDF) ainsi que dans votre librairie préférée.
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Éclipses n°71 : Invasion John CARPENTER
John CARPENTER a eu un jour pour son propre compte une formule qui raconte beaucoup, tant de son esprit que du statut particulier dont il a écopé : « En France, je suis un auteur. En Allemagne, je suis un cinéaste. En Grande-Bretagne, je suis un...
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Lire l'articleCritique : 40 ans : mode d’emploi
40 ans : mode d’emploi
(Judd Apatow, 2013)
Il y a quelque chose de dérangeant pour les spectateurs assidus de Judd Apatow à voir resurgir aujourd’hui cette étrange famille composée de Paul Rudd, Leslie Mann, Maude et Iris Apatow, déjà présente dans le second film du réalisateur, le très lisse En cloque, mode d’emploi (2008). Pas seulement parce que cinq années se sont écoulées aussi bien dans la narration que dans la réalité, mais surtout parce que plus que jamais cette famille prend appui sur celle d’Apatow lui-même, par le casting où il réutilise à nouveau sa femme et ses enfants, et par le scénario qui semble avoir aboli ces enjeux dramatiques qui, au détour de scènes maladroites, faisaient surgir de beaux moments de cinéma dans ses précédents longs-métrages. On a souvent parlé de la « famille Apatow » pour caractériser cette tendance du réalisateur à rassembler plusieurs acteurs comiques et à les utiliser comme fil conducteur de ses histoires malgré leurs différents rôles. Dans 40 ans : mode d’emploi (2013), non seulement ces rôles se résument à de brèves apparitions, voire à des absences inquiétantes qui recentrent le récit uniquement sur la « famille réelle d’Apatow », mais c’est aussi l’éternelle jeunesse typique de la comédie américaine et attachée à ces acteurs qui disparaît avec eux, faisant place à un temps nouveau qui serait celui de la maturité. Bien entendu, Apatow joue de cette conception qui dessine sa propre trajectoire de réalisateur, mais le récit, en élaborant dans la première demi-heure une série de descriptions minutieuses concernant cette vie quotidienne de la famille, crée une pudeur entêtante plus proche de la naïveté que d’une analyse introspective. Par ailleurs, quiconque étant soucieux de la forme souvent pauvre du réalisateur constatera un dépouillement progressif de l’image, et même de ses principes de mise en scène qui se résument à des champs/contrechamps.
Une chair déréglée
Malgré ses nombreux défauts, le film s’ouvre sur un geste fort : alors que Pete et Debbie (Rudd et Mann) font l’amour sous la douche, le premier avoue avoir pris du Viagra, interrompant l’unique scène de sexe du film. Pour son épouse, c’est évidemment l’idée de ne plus être désirable et de transformer un plaisir physique en plaisir factice, celui d’un « médicament » qui, à la manière d’un antidépresseur, prouverait l’effritement du bonheur dès le seuil des 40 ans. Ce palliatif prouve que l’enjeu du film ne réside donc pas dans le portrait de la famille elle-même, mais dans le dysfonctionnement de ses membres lié à un état de stase où chaque moment heureux est rejoint par une réalité cruelle, une angoisse du quotidien qui se dissout progressivement et de manière invisible : comme le résume une grand-mère à Debbie, un clignement des yeux suffit pour passer de 40 à 90 ans, supposant un vide existentiel dont le vieillissement du corps serait le premier responsable.
Quelques minutes plus tard, Debbie, assise derrière un bureau à la manière d’un scénariste préparant un pitch, explique à son mari que la période la plus heureuse d’un individu irait de 40 à 60 ans, et énumère une liste de choses à faire pour « choisir » ce bonheur supposé : quel que soit le contenu de cette liste, le film y échappe totalement, puisqu’il vient justement de poser tous les conflits en question, mais aussi parce que les corps ont un rôle très présent qui empêche toute anticipation de l’avenir. Ainsi, Apatow fait suivre ce check-up purement mental et narratif par un check-up physique et visuel : une course difficile sur tapis roulant, un sein écrasé, un toucher rectal, ou encore un examen chez le gynécologue où Debbie révèle mentir sur son âge. Ce sont des corps éprouvés qui ne peuvent plus assurer ce « travail scénaristique », et que le réalisateur présente dans toute leur ingratitude.
Celle-ci trouve d’ailleurs son apogée dans l’opposition entre Debbie et Desi, vendeuse dans le magasin de la première, et interprétée ironiquement par Megan Fox. Alors que cette dernière essaye des vêtements, le visage de Debbie se crispe soudainement à la vue des seins de son employée : allant jusqu’à les toucher pour croire à l’absence de prothèse, le personnage est à nouveau piégé par son corps, comparant sa propre poitrine à une chair dévorée par ses jeunes enfants. A la moitié du film, Debbie apprend d’ailleurs une troisième grossesse, évidemment synchrone avec sa dépression et la situation financière fragile de son mari. C’est donc définitivement un corps incontrôlable qui participe au dérèglement du scénario, mais aussi à cette étrangeté de voir sous un angle plus physique – et quelque part gênant par un humour toujours très sexué – la famille Apatow.
Responsabilités potaches
La seule solution qui semble s’offrir aux personnages est la fuite, schéma récurrent des films du réalisateur, qui allait jusqu’à offrir une parenthèse de quarante minutes dans Funny People (2009), justement provoquée par Leslie Mann qui, emprisonnée par son mariage et persuadée d’être trompée, renouait avec un amour perdu. L’avantage de 40 ans : mode d’emploi est de ne pas céder à cette suspicion de la tromperie entre deux époux, symbole souvent traité de manière désuète, mais plutôt de réorganiser l’amour dissonant entre les deux membres du couple. La première fuite est purement intentionnelle : le temps d’un court week-end, Debbie et Pete font enfin imploser la narration par l’usage d’un space cookie (manifestement donné par Ben, le personnage principal d’En cloque, mode d’emploi, caractérisé par son irresponsabilité). Baisers langoureux filmés au ralenti, achat de films pornographiques, crème étalée sur le visage : c’est bien un retour à l’humour potache d’Apatow, mais s’ajoute ici l’enjeu d’une libération corporelle inconséquente, qui oublie le poids de l’âge avancé.
Le second moment où les personnages tentent d’échapper à ce vieillissement correspond à la séquence finale, pendant la fête d’anniversaire de Pete qui a lui aussi 40 ans, et où tous les conflits vont brutalement ressurgir. Si les premières explications de la fragmentation familiale venaient du corps (les personnages qui ne sont pas eux-mêmes en état de crise expliquent d’ailleurs celle-ci par la ménopause ou les règles), Debbie et Pete décident finalement de rejeter cette responsabilité sur leurs parents, qui ont divorcé pour la première, voire souhaité un avortement pour le second. « Ce n’est pas nous, ce sont eux », s’exclame Debbie après avoir serré Pete dans ses bras. Mais une fois ces parents réunis, qui eux-mêmes ne peuvent assumer la responsabilité qui les lie à leurs enfants, le couple doit enfin s’assumer, alors que la grossesse de Debbie est accidentellement révélée. Furieux, Pete s’enfuit en vélo, ce qui ramène inévitablement au final de 40 ans, toujours puceau (2005), dans un rapport inversé : il ne s’agit plus de poursuivre l’être aimé, mais de fuir ce dernier et ce qu’il implique une fois que l’amour n’est plus mental mais bel et bien physique. Le geste de Pete le conduira d’ailleurs à l’hôpital, le lieu où les corps sont soignés et réhabilités.
Enfin, un dernier type de fuite concerne Saddie, la fille aînée : obsédée par la série Lost, elle y trouve une famille de substitution, et si ses parents expliquent certaines de ses disputes par ce lien étroit avec des personnages fictifs, c’est aussi la série qui réunira pour la première fois les filles de Debbie et leur grand-père absent. L’usage de Lost dépasse le simple gag récurrent : alors que Saddie en découvre la fin et que son père tente de la consoler, celle-ci lui oppose Mad Men, alors résumée à « un groupe de gens fumant dans un bureau », quand elle serait la série de la maturité. C’est tout le paradoxe du film et des familles que décrit Apatow, entre une volonté de quitter l’adolescence et ses blagues corporelles, et un retour à cette période disgracieuse pour mieux nier l’ascétisme qu’implique l’acceptation de son corps et de ses responsabilités.
Le paradigme du vieillissement
Ce chemin suivi par Apatow se retrouve dans l’évolution passionnante des personnages qu’il offre à sa femme, Leslie Mann, toujours plus magnifiée. Dans 40 ans, toujours puceau, elle fait une courte apparition en tant que célibataire alcoolique, tandis que l’introduction du personnage de Debbie dans En cloque, mode d’emploi est une version assagie de cette même femme, désormais mariée mais ne refusant pas un dernier tour de piste en boîte de nuit, qu’on reverra dans 40 ans : mode d’emploi comme nouvelle preuve de cette incapacité à être totalement apaisée. Funny People a été très critiqué à cause d’une nouvelle évolution que nous avons évoquée : Mann fuyait son mariage pour une brève aventure, avant de finalement retrouver son mari comme si la famille était un lieu sacré. Pourtant, parce que ses filles sont à nouveau incarnées par les enfants d’Apatow, le personnage semble être le même, et cette fuite du mariage confirmée par 40 ans : mode d’emploi indique au contraire la recherche désespérée d’une jeunesse perdue. Ainsi, Leslie Mann et son mari vont vers plus de complexité, plus d’épure dans le récit comme dans la forme, afin d’affronter un corps que l’on voit vieillir depuis maintenant huit ans.
Ce n’est pas un hasard si la dernière arrivée dans la famille Apatow, Lena Dunham, immense talent de la série Girls, laquelle n’est autre qu’un combat de l’actrice avec son propre corps, fait une courte apparition où elle dépeint une star du rock en le montrant dans ses années de gloire, puis dans sa vieillesse mélancolique. Alors qu’on lui conseille d’appliquer la « méthode Benjamin Button », Dunham défend la sensualité de ce saut dans le temps, plutôt qu’une obsession de la jeunesse qui serait celle de la comédie américaine contemporaine, multipliant les produits dérivés du couple parfait et rajeuni.
Le film de Judd Apatow ne peut donc produire qu’un effet dérangeant parce qu’il refuse cette régénération corporelle que permet le cinéma, alors que parallèlement le réalisateur entretient ce rapport à une adolescence perdue de plus en plus difficile à retrouver. Sans doute faudra-t-il une nouvelle fois repousser à son prochain film la maturité qu’on attend d’Apatow, mais la justesse de ces personnages amers rattrapés par leurs excès nous fait espérer qu’elle soit encore retardée.
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