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Critique : No Country for Old Men  

No Country for Old Men
(Joel Coen, 2008)

Notes sur No Country for Old Men

par Céline Saturnino le 06.01.11

Llewelyn Moss (Josh Brolin) mène une vie tranquille jusqu’à ce qu’il se retrouve face à une scène macabre en plein désert, celle d’un trafic de drogue ayant mal tourné. Il met alors la main sur l’enjeu du massacre, une mallette pleine d’argent. Cet acte ne sera pas sans conséquence, puisqu’il va se retrouver pris en chasse par Chigurh (Javier Bardem), un tueur psychopathe, ainsi que par une bande de mexicains, fermement décidés à récupérer le butin. Bell (Tommy Lee Jones), vieux shérif désabusé, est en charge de l’enquête.

No Country For Old Men s’ouvre sur des longs plans immobiles du désert texan sous les premières lueurs du jour. En off, une voix calme et fatiguée, celle d’un shérif. Homme de loi de père en fils, il raconte que les shérifs « d’avant » ne portaient pas d’armes, et explique comment il s’est retrouvé face à un meurtrier prétendant avoir assassiné simplement parce qu’il avait toujours voulu tuer quelqu’un, acte gratuit. Au premier plan, un shérif embarque un criminel, Chigurh, qui ne tardera pas à l’égorger froidement avant de s’enfuir.

On ne peut s’empêcher de se comparer aux anciens, dit le shérif en voix off. Dès les premières scènes, le film se place sous le sceau de la nostalgie, celle du vieux shérif, et impose d’entrée de jeu une mise en perspective de différentes générations, celle de l’ancien temps face à celle du monde contemporain. La voix off est inscrite dans le présent diégétique du film mais fait référence au passé, tout comme les plans du désert. Ceux-ci renvoient immédiatement aux grands espaces légendaires des Etats-Unis, à ce wilderness sur lequel s’est fondée une grande partie de la mythologie et de l’idéologie américaines, et ils convoquent ainsi toute une iconographie, en particulier celle des westerns de l’âge d’or hollywoodien. Mais le soleil qui se lève sur le wilderness des premiers plans annonce bien un jour nouveau, le passage à un nouvel état de fait qui ne correspond plus à celui des westerns. Et aussitôt cet « ancien temps », ces grandes étendues mythologiques sont relayés à l’arrière-plan, au passé, balayés par l’entrée en scène de Chigurh au premier plan, et avec lui la violence froide et insensée. Le meurtre qui suit l’arrestation achève de mettre en place la rupture, tant sa mise en scène contraste avec celle des images inaugurales de l’immensité désertique. Le cadre est subitement restreint à l’espace étroit du bureau du shérif : pris dans un plan fixe et frontal, celui-ci prévient ses supérieurs de l’arrestation tandis que, derrière-lui, Chigurh se libère, s’approche tranquillement, lui passe ses menottes autour du cou et l’égorge sauvagement. Les deux hommes tombent à terre, le montage s’accélère et les plans se resserrent sur les corps qui se débattent, les mains qui étranglent un cou ensanglanté, les pieds qui s’agitent contre le sol. Seuls des cris étouffés, des suffocations, des râles quasi animaux troublent un silence oppressant. Puis la caméra s’arrête en plongée totale sur le visage de Chigurh, figé dans un rictus glacial, jusqu’à ce que sa proie succombe et s’immobilise – retour au calme.

Le titre même du film l’annonçait, le prologue le confirme, No Country For Old Men se propose de décrire un univers qui n’a plus rien à voir avec celui que nous présentaient les westerns, et cette opposition prend forme tout d’abord de manière explicite dans l’antagonisme de deux des personnages principaux, Chigurh, psychopathe des temps modernes, et Bell, le vieux shérif dépassé par les évènements. Celui-ci nous prévient dès le début : les crimes auxquels nous allons assister dépassent l’entendement. C’est en effet un monde où le mal s’est propagé dans toute sa violence et son absurdité que les frères Coen nous exposent, et la figure de Chigurh en est la manifestation la plus évidente. Carrure massive, presque démesurée, coiffure grotesque, démarche lente et imposante, il est une sorte d’avatar humain d’un Terminator : rien ne semble pouvoir l’abattre, ni une balle dans la jambe, ni une fracture ouverte. Son visage impavide et ses manières effroyablement calmes ne varient que pour laisser place à un léger sourire amusé face à la terreur de ses futures proies. Ce n’est plus le robot qui ressemble à l’humain, comme ce terminator protéiforme, mais bien l’humain qui ressemble à une machine à tuer terriblement efficace. Il tue sans mobile, sans fureur et sans plaisir, et le meurtre s’inscrit définitivement sous le signe de la contingence et de l’absurdité. Il ne s’agit plus que d’un jeu de hasard, sans détermination ni conséquence, comme le montrent les scènes glaçantes où il impose à ses victimes potentielles de jouer leur vie à pile ou face. Et c’est précisément cette gratuité d’une violence extrême, cette banalisation du mal qui dépassent le vieux shérif, dernier vestige des westerns d’antan et de leur idéologie.

Dans les westerns classiques, une ligne distinguait nettement deux formes de violence : celle, barbare, des indiens, et celle légitime des cowboys héroïques qui se justifiait par la nécessité de préserver un territoire ou d’en conquérir un nouveau au nom de la sacro-sainte civilisation. Dans No Country For Old Men, cette justification ne tient plus : l’époque de la conquête de l’Ouest est révolue, comment alors expliquer cette violence ? Le film s’inscrit dans la lignée des westerns crépusculaires du Nouvel Hollywood qui, dans les années 70, ont largement entrepris de ruiner la vision manichéenne des westerns classiques. Non seulement la légitimation de la violence que ces derniers proposaient était niée, mais son origine même était remise en question. Alors que dans les westerns de l’âge d’or la violence était une conséquence de la conquête de l’Ouest, le Nouvel Hollywood inverse l’équation : c’est parce que le mal fait partie de l’homme que cette conquête s’est faite dans le sang. De plus, la violence qui se déchaînait dans les films des années 70 reflétait également le climat de doute et de paranoïa qui caractérisait l’Amérique de cette époque, et dont une des causes principales était l’horreur de la guerre du Vietnam. Or, si le conflit vietnamien est évoqué dans No Country à travers les personnages de Llewelyn et Wells, deux anciens combattants, à aucun moment il n’intervient comme un élément pouvant expliquer leurs actes, pas plus qu’il ne fait d’eux des frères d’arme. Comme le dit Llewelyn à Wells, « ce n’est pas parce qu’on a fait le Vietnam que nous sommes liés ». Concernant Chigurh, aucune information concernant son passé ou ses motivations n’est exposée, soit un bagage personnel réduit à néant, comme pour affirmer qu’aucune causalité psychologique n’œuvre ici. La violence a définitivement perdu toute justification, elle ne s’explique pas sinon par un état de nature.

Les frères Coen n’en sont évidemment pas à leur coup d’essai en ce qui concerne la remise en question des règles cinématographiques classiques et de l’idéologie qu’elles véhiculent. Ils en révélaient déjà les failles dans Sang pour sang (1984), Fargo (1996), The Big Lebowski (1998) ou encore The Barber (2001), films qu’ils inscrivaient à la croisée de plusieurs genres emblématiques du cinéma hollywoodien et dont ils pervertissaient allégrement les codes. Détournement sarcastique des formes classiques : cette pratique typique de toute une tendance postmoderne consiste à la fois à rendre hommage aux grands genres tout en critiquant les valeurs établies par une remise en cause de leur artifice et de leur obsolescence. Avec No Country For Old Men, il ne s’agit plus vraiment de tourner en dérision les règles classiques. Même si le film est parsemé de pointes d’humour noir, les frères Coen délaissent la veine parodique et le second degré au profit d’un ton grave. Ils n’en proposent pas moins une nouvelle configuration du western (et d’un de ses sous-genres, le scénario de chasse à l’homme) en en modifiant deux de ses paradigmes constitutifs : le motif de la traque et le traitement de l’espace.

No Country For Old Men s’élabore sur le schéma dramatique simple et rebattu de la chasse à l’homme avec pour point de départ un acte irréfléchi (le vol par Llewelyn d’une mallette pleine d’argent) qui va enclencher une série d’actions désastreuses et enrôler le « héros » dans une spirale infernale. Ce schéma est bien connu des frères Coen (Sang pour sang, Fargo etc.), sauf qu’ici ils vont élaborer à partir de ce canevas un récit fait de latences et de décrochements. Là où l’on pouvait légitimement s’attendre à un crescendo, l’action va au contraire être suspendue, presque niée. Le récit entrecroise trois trajectoires : la fuite de Llewelyn, la traque de Chigurh et l’enquête du shérif bell. Mais en lieu et place des climax que l’on attend des rencontres de ces trois trajectoires, ce sont principalement les situations « entre » les actions qui sont exploitées : l’arrivée de Llewelyn dans les motels et ses astuces pour dissimuler sa présence ; les rencontres que fait Chigurh tout au long de sa traque, occasionnant des conversations calmes et insensées à l’issue souvent macabre ; les comptes-rendus de l’enquête de Bell où celui-ci ne peut que constater son impuissance face à l’horreur qui se répand autour de lui. No Country For Old Men prend ainsi le contre-pied des schémas narratifs de la « chasse à l’homme » où l’action domine tandis que les scènes plus calmes interviennent sporadiquement, comme une respiration, pour mieux relancer la course effrénée du récit. Ici, pas de respiration, mais au contraire un climat oppressant sans qu’aucune brèche n’ouvre une quelconque échappatoire.

Cette économie narrative donne lieu à deux ellipses remarquables, autant par leur effet glacial que par leur signification : la première ellipse dissimule le meurtre de Llewelyn, la seconde celui de sa femme. La première a lieu lorsque Bell, ayant retrouvé les traces de Llewelyn, le rejoint au motel pour tenter de le protéger. Mais il arrive trop tard, Llewelyn a déjà été assassiné par les mexicains – impasse sur le meurtre. Par cette ellipse, la mort de Llewelyn est traitée sur un mode mineur relayant le personnage principal à un personnage secondaire. Sa disparition apparaît comme un événement quasi anecdotique, accessoire, et le constat sombre des frères Coen s’impose alors avec force : non seulement ce monde n’est pas pour les héros (ont-ils d’ailleurs seulement existé ?) et la violence y est banalisée à tel point que la mort elle-même est anodine, négligeable. Ce constat se retrouve dans la seconde ellipse, celle écartant le meurtre de Carla Jean, la femme de Llewelyn. Sur le point de la tuer, Chigurh laisse cependant à Carla Jean une dernière chance en lui proposant de jouer sa vie à pile ou face. La scène s’interrompt sur le visage de Carla Jean désemparée, avant même que la sentence ne tombe, et reprend en plan large sur Chigurh qui, sortant de la maison, nettoie nonchalamment les semelles de ses chaussures. Cet acte, en lui-même quelconque, ne laisse que peu de mystère sur le sort qui a été réservé à la jeune femme – quoi d’autre que du sang pourrait à ce moment-là avoir souillé ses chaussures ? – et sur la cruauté et l’insensibilité de Chigurh. Par ces deux ellipses, les meurtres sont seulement suggérés, rendus explicites par les réactions qu’ils engendrent, sans qu’aucun mot ne soit prononcé. C’est paradoxalement le fait qu’ils soient occultés qui les rend si forts. On est bien loin des meurtres sanglants des précédents films des frères Coen, traités en plein champ et sur le mode cynique. Aucune ironie ici pour atténuer la barbarie, ne restent que les meurtres accomplis et leur absurdité. De plus, le meurtre de Llewelyn constitue l’entorse la plus profonde aux codes narratifs des westerns classiques. Non seulement l’assassinat du héros est éclipsé, mais surtout il n’est pas commis par son principal rival, par celui qui faisait peser sur lui la plus grande menace. L’affrontement entre Llewelyn et Chigurh n’a pas lieu, et en évitant cette rencontre c’est un des rites les plus emblématiques des westerns et, plus fondamentalement, de tout récit classique, qui est ignoré : le duel final entre le cowboy et le hors-la-loi, la lutte entre le bien et le mal. Cette relecture déceptive des codes génériques nous épargne la scène paroxystique hautement manichéenne, tout en désignant comme vaine la quête de Llewelyn : face à la violence absurde de Chigurh, elle ne pouvait qu’être vouée à l’échec.

La tension diffusée tout au long du film par cette sorte de suspens en creux est également portée par un traitement particulier de l’espace. Les lieux clos abondent, notamment les chambres de motel où Llewelyn est contraint de rester cloîtré. Les frères Coen multiplient les cadrages oppressants, serrés et obliques, les surcadrages avec des éléments qui redoublent les bords du cadre et dans lesquels Llewelyn vient s’imbriquer tels que les miroirs, la bouche d’aération où il cache la mallette ou les encadrements de portes. Ces cadrages donnent une forte impression d’enclavement et semblent concentrer l’anxiété du personnage pour en imprégner les moindres recoins de la pièce, lugubre et silencieuse (qui n’est pas sans rappeler la sordide chambre de Barton Fink), soit une accumulation de la tension via une réclusion spatiale. Cette tendance à cerner le personnage, à l’enfermer dans un champ sous tension implique par ailleurs un rapport duel au hors-champ dont la (non) présence est d’autant plus sensible que ce hors-champ recèle une menace de taille en la figure de Chigurh. Les frères Coen reprennent ici le principe bien connu et exemplairement mis en pratique par les films d’horreur qui consiste à replier le champ sur un personnage (la victime terrifiée), à le cerner par le hors-champ hostile d’où ne manquera pas de surgir un être nuisible. Sauf que les frères Coen appliquent ce dispositif avec une sobriété remarquable en associant à la rigueur des cadrages l’austérité des décors et un mutisme anxiogène. Les alentours des motels ne sont pas plus rassurants : profondeur de champ creusée par des diagonales « ligotant » l’espace, façades et ruelles sombres déréalisées par des néons verdâtres et autres points de tension lumineux – les frères Coen se souviennent des leçons du film noir pour construire une scénographie glauque et angoissante.

Si les lieux clos sont propices à créer le climat inquiétant et oppressant que sous-tend le scénario de chasse à l’homme, la tension ne se dissipe pas pour autant lorsque le cadre se met à la mesure des grands déserts texans. De suite après le prologue nostalgique, les paysages ruraux sont clairement désignés comme des terrains de chasse, au même titre que les espaces urbains. C’est tout d’abord Llewelyn qui, ironiquement, assigne au désert cette fonction lorsqu’il chasse des gazelles : il scrute le désert avec ses jumelles, et entraîne alors un plan subjectif réduisant le champ à une cible. Suivra une multitude de plans larges où le champ est ainsi assimilé à une cible : celui de la première « scène de crime » où gisent les corps des mexicains, témoignage d’une chasse passée ; celui où, au milieu du plan et dans la profondeur de champ, l’homme détenant la mallette meurt au pied d’un arbre, ouvrant une ligne de fuite dans l’image que Llewelyn va immédiatement prendre comme ligne de mire ; celui où Llewelyn marche à l’aveuglette dans la nuit du désert texan, avant d’être pris en chasse, etc. L’exploration de l’espace n’est certainement plus associée à une conquête du territoire, mais bien à une chasse silencieuse. Des terrains de chasse, c’est tout ce qu’il reste de la nature libre et sauvage de l’Amérique et les individus sont réduits à deux catégories : proie ou chasseur. Toute personne dans le champ est susceptible de devenir une proie, et la tension inonde tout l’espace pour se concentrer sur un seul point : l’individu au centre du désert, exposé aux yeux de tous, cible parfaite. L’articulation entre le champ et le hors-champ semble dépendre étroitement du statut du personnage qui les parcourt, statut qui est d’ailleurs susceptible de s’inverser à tout moment. De simples champs-contrechamps permettent alors de traduire les lignes de tension qui fracturent l’espace et de faire de chaque étendue, pourtant en elle même neutre, voire paisible, des lieux d’affrontement.

L’entrée en scène de Chigurh puis ses premiers meurtres donnaient donc le ton, faisant peser sur l’ensemble du film une menace froide, silencieuse et omniprésente, presque fatale. Puis par le biais d’une économie narrative et formelle parfaitement maîtrisée, les frères Coen maintiennent une tension sourde, larvée. La lenteur de certaines scènes semble accumuler une tension, et le système narratif du film paraît alors étrangement se calquer sur celui du canon à air comprimé, cette arme improbable que Chigurh ne quitte pas. Le principe est simple : l’air est comprimé, mis sous pression afin d’être libéré avec une certaine force. Soit une action en deux temps : l’armement, instant de latence, et la détente, décharge soudaine et intense. Tout le montage repose sur ce principe d’accumulation/détente, avec l’alternance entre des scènes étales, presque immobiles, où la tension s’accumule, et les scènes d’action où la tension est brusquement évacuée dans des excès de violence. Dans les termes, No Country For Old Men semble ainsi suivre la problématique développée par Jean-Baptiste Thoret à propos du cinéma américain des années 70. Selon l’auteur, la violence qui se déploie dans le cinéma américain est depuis tout temps liée à la question de l’action et de l’énergie nécessaire à sa réalisation : soit il y a équilibre entre l’action et l’énergie à dépenser, soit déséquilibre (excédent ou déficit énergétique). J.B. Thoret propose alors l’hypothèse suivante : « la conversion de cette violence en action se confond avec l’histoire du cinéma américain, aussi bien dans sa période classique – l’énergie suffit à l’action – que dans ses moments critiques [les années 70]: l’énergie excède ou manque à l’action ». Les années 70 doivent faire face à un « dilemme énergétique » où « la violence survint comme l’expression d’un trop-plein d’énergie dont aucune action ne peut assurer la pleine conversion ». L’énergie s’emmagasine alors, dans les corps et dans l’espace. « C’est bien une énergie trop longtemps accumulée dont souffrent les personnages (…), et que seule une violence excessive et irrationnelle pourra soulager». Que l’énergie tourne à vide et pousse à l’errance ou bien qu’elle infeste progressivement l’espace, son accumulation aboutit inévitablement à une violence barbare et irrationnelle : l’explosion de la boîte à la fin de En quatrième vitesse d’Aldrich, les carnages sanglants et sauvages clôturant Taxi Driver de Scorsese, Bonnie And Clyde de Penn, Les Chiens de paille ou La Horde Sauvage de Peckinpah, etc. Tous ces films sont informés par une violence démesurée qui affecte autant les corps (par exemple les personnages aldrichiens et leur « déréliction physique ») que l’image (comme l’esthétique de la discontinuité et de la rupture chez Peckinpah).

Accumulation énergétique / déchaînement de la violence, telle est donc la relation qui régissait les films des années 70 et que l’on retrouve, dans les termes, dans No Country For Old Men. Sauf que le système semble avoir évolué d’un cran. Tout d’abord, les irruptions de violence ne se produisent pas de manière aussi excessive que dans les films des années 70. Pas d’hystérie ou de débâcle, la violence s’exprime ici de manière bien plus froide, précise, quasi méthodique, à l’image de l’attitude impassible de Chigurh. Aux fusillades chaotiques et incontrôlables des années 70, il oppose des meurtres de sang froid, rigoureux. L’énergie accumulée ne meurtrit pas les corps, pas plus que l’espace ou l’image qui demeurent stables, imposants. La seule fois où l’image fléchit sous l’effet de la violence intervient significativement lorsque Bell se précipite, trop tard, sur le lieu du meurtre de Llewelyn : le cadre tremble, comme déstabilisé par une violence que le vieux shérif ne parvient pas à maîtriser.

L’espace et les corps sont effectivement chargés d’une énergie, d’une tension, mais un équilibre semble avoir été retrouvé, à l’image du canon à air comprimé qui relâche précisément la pression nécessaire. Ce n’est plus une disproportion entre énergie accumulée et action adéquate qui est à l’oeuvre, mais au contraire un nouvel ordre des choses puisque la violence déployée est à la juste mesure de l’énergie disponible. Serait-on alors revenu au système classique, où régnait équilibre parfait entre l’action et la réaction ? Sûrement pas, car si un équilibre est retrouvé, celui-ci n’est certainement plus justifiable, comme nous l’avons vu, par une causalité historique, logique ou psychologique. Les jeux de hasard macabres auxquels se livre Chigurh, tout comme le Macguffin que représente le butin à récupérer, le montrent bien. La violence et l’affrontement s’imposent comme les seules forces qui puissent motiver un corps ou une action, pliant ainsi toute l’esthétique du film à leur dynamique. L’épilogue entérine le bilan sombre et fataliste des frères Coen, en concluant sur l’idée de l’hégémonie et du caractère transgénérationnel du mal : Chigurh, aidé par des adolescents, s’éloigne tranquillement dans la profondeur de champ, tandis que les idéaux du vieux shérif sont définitivement relégués au rang de chimère, de rêve américain.

Céline Saturnino

 

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