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26.02.24

Info parution : « Les cinéastes du Diable », par Yann Calvet

Si au cours du 19ème et du 20ème siècles, l’image terrorisante du diable, conservée dans le champ religieux et moral, a perdu de sa puissance dans l’imagination littéraire et dans les illusions de la fantasmagorie, le cinéma va produire de...

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25.09.23

Éclipses N° 72 : Clint EASTWOOD, l'épreuve du temps

Consacré à Clint EASTWOOD, le volume 72 de la revue ÉCLIPSES est actuellement en cours d'impression. Il sera très prochainement disponible sur ce site (en version imprimée et aussi en PDF) ainsi que dans votre librairie préférée. 

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02.12.22

Éclipses n°71 : Invasion John CARPENTER

John CARPENTER a eu un jour pour son propre compte une formule qui raconte beaucoup, tant de son esprit que du statut particulier dont il a écopé : « En France, je suis un auteur. En Allemagne, je suis un cinéaste. En Grande-Bretagne, je suis un...

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Le Locataire Roman Polanski

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Revoir : The Dark Knight Rises  

The Dark Knight Rises
(Christopher Nolan, 2012)

Schizo-analyse de Gotham

par Frédéric Bisson le 03.11.12

Le 20 juillet 2012 à Aurora, un tireur fou a tué douze personnes lors de l’avant-première de The Dark Knight Rises de Christopher Nolan. « Je suis le Joker », a-t-il dit lors de son arrestation. Dans un aveuglement ahurissant sur leur propre pouvoir médiumnique, les médias ont vite fait d'accuser la violence du film d'avoir comme téléguidé l'acte criminel. Un survivant de la tuerie a voulu déposer une plainte contre la Warner pour incitation à la violence. Mais il serait plus instructif de se demander en quoi, dans sa folie même, le crime confirme l’intuition fondamentale sur laquelle repose le Batman de Nolan. La mythologie Batman est hantée par une folie polymorphe, qui traverse la frontière entre le superhéros et les « supervilains » qu'il combat. Poreux à toute la ville, l'asile d'Arkham est le centre névralgique de Gotham. Le crime traverse certes l’écran de la fiction, mais il ne fait ainsi qu’actualiser la folie qui est l’objet même des films dont il se réclame. Irréductible aux clichés qu'une psychologie infantilisante véhicule à propos du virtuel, le crime exige par conséquent une analyse de la société toute entière dont il est un symptôme, et dont la trilogie Batman de Nolan donne elle-même une image. Personnalisant l’acte et le coupant par là du champ social qu’il révèle, une psychanalyse sauvage du crime falsifie son sens profond. Quelle est la nature des forces qui animent ce crime, de quel rapport de forces est-il l'expression symptomatique ? D’après la méthode initiée par Deleuze et Guattari, la « schizo-analyse » consiste précisément à ressaisir l’agencement des forces impersonnelles entre lesquelles la vie sociale ne cesse d’osciller.

Le meurtrier d’Aurora était déguisé de manière hybride, portant à la fois le costume bariolé du Joker et le masque respiratoire du mercenaire Bane. Ces deux personnages obéissent à deux régimes distincts de criminalité. Le syncrétisme du délire criminel actualise ainsi une virtualité politique essentielle du Batman de Nolan. L'acte est en effet l'expression d'une tension entre deux pôles dont le Joker et Bane, « héros » respectifs de Dark Knight et de Dark Knight Rises, sont les personnifications.

La critique a souligné l’ambiguïté politique de Dark Knight Rises, sorte de bazar idéologique dans lequel chaque camp peut trouver son bonheur. Une interprétation libérale peut sans contresens y lire un éloge de la vertu du capitalisme. On a ainsi pu croire que le film de Nolan renouait avec la tradition propagandiste de la mythologie des super-héros telle qu’elle s’est constituée pendant la Deuxième Guerre et telle que l’a relancée Frank Miller. Mais le film mène en même temps une critique du capitalisme financier. Il dénonce les calculs boursiers dont se soutient la puissance des empires et les mythes politiques qui la rendent acceptable aux masses exploitées. Le secret sur le procureur Harvey Dent, meurtrier maquillé en chevalier blanc du droit, a permis de justifier le « Dent Act », avatar du « Patriot Act », qui a étendu le droit de détention des criminels et, ce faisant, accru la gentrification de l’espace urbain et la ghettoïsation de la banlieue de Gotham. Né en prison, Bane commence par libérer les prisonniers de la prison de Blackgate. La scène de charge héroïque de la police en pleine rue représente de manière allégorique la lutte stratégique de l’appareil d’Etat et de la machine de guerre bigarrée qui s’approprie ses armes et tourne les instruments de son pouvoir.

Tout le film est traversé par une ligne de fracture entre classes sociales. La trajectoire de Selina Kyle est à cet égard remarquable : issue de la rue et de la misère, prostituée et arnaqueuse, elle se trouve en connivence objective avec les exclus du système capitaliste. Elle sent l’orage social qui vient. En même temps, la lutte des classes est entre elle et Bruce Wayne l’excitant du désir, l’aphrodisiaque sociopolitique. Alliée circonstancielle de Bane, elle prend la ligne sinueuse du chat, louvoyant dans une zone grise à la limite des groupes sociaux hétérogènes, entre le bien et le mal. Servante et femme de chambre, elle inverse les rapports de domination dans le cuir moulant de son costume et sur ses talons de métal, ou quand elle chevauche la bat-moto en se cambrant lascivement. Son devenir-femme farouche est électrisé par la position sociale qu'elle transmue. Mais la fin du film opère un repli réactionnaire sur la norme conjugale, comme si une pauvre fille de la rue ne pouvait finalement que tomber amoureuse du pouvoir et se renier dans le désir d'une « table rase » informatique, version individualiste de la table rase révolutionnaire. L’intelligence féline de la plèbe, rebelle à la subjectivation révolutionnaire de classe, est mise hors-circuit dans l’amour, ultime leurre du système pour forclore les rapports de domination et briser les lignes de fuite.

L’ambivalence idéologique de Batman n’est pas seulement la marque d’une mollesse intellectuelle postmoderne. Elle est essentielle à l’image politique qu’il donne d’un monde oscillant entre la schizophrénie du Joker et la paranoïa de Bane. Une interprétation psychanalytique de Batman est superficielle. Le grand roman familial de l’héritier orphelin et le récit de formation de son individualité chevaleresque sont en phase avec l’éloge du capitalisme dont ils soutiennent la puissance d’expansion, comme la tour phallique de Wayne Enterprises au centre de Gotham. En apparence, la ville entière obéit à une structure œdipienne. Dans The Dark Knight Rises, les égouts occupés par l’armée souterraine de Bane reproduisent à l’échelle politique la psyché cryptique du manoir Wayne ; de même que la chauve-souris ressurgit du puits de l’angoisse infantile où elle avait été refoulée, de même le refoulé collectif ressurgit des égouts et des prisons, c’est-à-dire de toutes les boites noires qui enregistrent l’état de santé de la société. Quand au son angélique de l’hymne américain le terrain du Superbowl se dérobe sous les pieds des joueurs, c’est l’Amérique toute entière qui s’effondre sous la fragilité de ses propres fondations, dans le sous-sol de sa propre violence refoulée dont les images de la guerre d’Irak et de Guantanamo ont précipité le retour. Désirant accomplir le destin de son père Ra’s al Ghul, Talia partage avec son ennemi Bruce Wayne le poids de l’héritage (l’empire paternel) et de la culpabilité.

Mais cette quête obsessionnelle est sous la dépendance de forces plus impersonnelles qui animent le mythe. L’Œdipe de Talia al Ghul n’est que le masque d’un Éros fasciste de contrôle de la population de Gotham, masse grégaire rassemblée dans le stade du Superbowl. De même, l’Œdipe de Bruce Wayne est le masque du désir froid de transparence et de surveillance réticulaire qui est au cœur du capitalisme. Le superpouvoir de Batman est technologique, non seulement par les gadgets et véhicules dont il se dote, mais d’abord en tant que pouvoir de renseignement et de fichage informatique de tous les citoyens. Les idéologies apparemment opposées apparaissent ainsi comme autant d’axiomatisations d’une seule et même tendance biopolitique massive. Avec ses tours et ses bas-fonds, ses tunnels et ses ponts, la ville de Gotham est le véritable personnage principal de l’histoire. Mais la force unique du capitalisme dont Gotham est la capitale mythique est aussi de produire une liberté sauvage. La lutte à la fois sans merci et fraternelle de Batman avec Lonnie Machin, alias Anarky, indique la sympathie fondamentale du capitalisme avec l’anarchie qu’il canalise dans les lois du marché. Tout comme Arkham, Gotham surpeuplée et surveillée ne cesse en même temps de fuir de partout. Grand organisme vivant, la ville oscille entre un pôle parano et un pôle schizo. Les flux rebelles que la ville libère ne se déchaînent pas dans la violence de l’insurrection populaire, quand les masses galvanisées arrachent par les cheveux les femmes en fourrures de leurs hôtels de luxe. Cette image de la multitude est une falsification de l’anarchie, vue du point de vue de l’Éros fasciste dont elle est le point d’appui tactique.

La vie sans principes se situe au contraire dans la profusion des devenirs-animaux polymorphes et incontrôlables dont la ville est le théâtre fantastique : devenir-chauve-souris, devenir-chat, devenir-pingouin, araignée ou pieuvre, etc. L’armée souterraine de Bane avance dans Gotham par le sous-sol, en traversant les murs, creusant de proche en proche des passages nouveaux dans l’espace quadrillé de la ville, comme l’armée israélienne dans les camps palestiniens. Mais c’est pour redessiner la carte d’un territoire, avec son état-major et ses check-points. Au contraire, la déterritorialisation de Batman, de Catwoman ou de Spiderman est continue : leur schizophrénie galopante s’exprime à travers les lignes de fuite erratiques qu’ils tracent le long des immeubles et dans les airs. Batman n’est pas une entité personnelle, il est inséparable de la nuée effervescente de chauves-souris qui envahissent la ville au signal ultrasonique qu’il leur envoie, comme Catwoman est inséparable de la horde de chats dont les griffures et les morsures l’ont élevée à une puissance de vie supérieure, comme Poison Ivy de la puissance végétale vénéneuse avec laquelle elle vit en symbiose. Chaque personnage est en lui-même une multiplicité, enveloppé d’un brouillard de petites singularités prépersonnelles, postures et gestes qui définissent sa griffe. Ce sont les rencontres sensuelles entre ces singularités que Tim Burton a su saisir dans Batman Returns. La puissance schizo du capitalisme s’exprime dans les configurations mouvantes entre héros et vilains, la production délirante de groupes-sujets qui se composent et se recomposent au fil des aventures, Justice League, Avengers, X-Men, etc. Chaque groupe est un agencement ouvert de singularités monstrueuses qui se compensent mutuellement.

Clown blanc du héros, le personnage du Joker ne se situe pas du côté des criminels paranos dont la Ligue des Ombres est l'archétype. S'il se sent si nécessaire à Batman dont il voudrait révéler la folie latente, ce n'est pas seulement par réaction, mais parce qu'il vit réellement de la même énergie que Batman sublime dans sa quête de justice. Il se confond avec le processus schizo à l’état absolu, il se tient au point insupportable où le processus ne peut que détruire. La destruction schizo est d’une autre nature que la destruction parano, elle ne vise aucune table rase. Le Joker veut seulement voir le monde brûler. La ligne explosive qu’il trace dans Gotham n’obéit à aucun programme, mais s’improvise dans le feu du désir. Comme la carte à jouer à laquelle il emprunte son personnage, le Joker est sans identité, son crime se rit de toutes les raisons qu’il mime, il prend la valeur instable que lui confère le hasard des circonstances. Il est en ce sens l’incarnation de ce que le capitalisme a de plus fou, de sa fluidité autotélique et de sa labilité fondamentale, de sa capacité à prendre tous les masques. Son rôle structural dans la mythologie Batman tient ainsi au fait qu’il incarne le chaos qui couve dans la ville, et dont toute société s'efforce d'organiser les forces.

Le déguisement syncrétique de James Holmes, le tueur d’Aurora, revêt donc une signification inconsciente rigoureuse. Son crime exprime le paradoxe constitutif du capitalisme, la manière dont il réprime sa propre énergie vitale. Entre Bane et le Joker, son délire est coincé entre le fantasme du pouvoir et la volonté de néant. À la fois fou furieux puis fou catatonique, effondré lors de son audience, Holmes est le fou idéal d’une société qui falsifie le délire qu'elle porte en elle. En permettant de réduire le désordre de la folie à des actes sporadiques, homicides ou incendiaires, le fait divers perpétue ainsi l’occultation tactique de la véritable puissance de la folie, celle des devenirs et des lignes de fuite.

Frédéric Bisson

 

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